Cours de Politiques Publiques complet Par PIERRE MULLER Directeur de recherche (CNRS) au centre d’études européennes de Sciences-Politique.

Table des matières

Introduction

Comme beaucoup de disciplines scientifiques, l’analyse des politiques publiques se situe au carrefour de savoirs déjà établis auxquels elle emprunte ses principaux concepts. Mais en tant que science de l’État en action, elle est aussi la branche la plus récente de la science politique. Nécessairement pluridisciplinaire, elle se heurte inévitablement aux savoirs académiques qui prétendent déjà répondre aux questions qu’elle pose. Même si le mot est maintenant largement utilisé, y compris dans le débat public, cette traduction littérale de l’anglais public policy sonne encore parfois comme un pléonasme aux oreilles françaises…

Parallèlement, en tant que science de l’action publique, elle prend souvent la forme de simples méthodes ou de check-lists à l’usage des décideurs plus que d’une discipline académique avec un corps de savoir théorique bien constitué. De ce fait, la question de son intégration au sein de la science politique est encore posée aujourd’hui. D’un côté, elle suscite l’intérêt des politistes qui y voient une ouverture de leur discipline au-delà des études classiques du comportement politique ; de l’autre, le souci d’opérationnalité parfois trop vite affirmé peut susciter des réactions de méfiance. Le vrai problème, en fait, consiste à savoir si l’analyse des politiques pose à la réalité sociale une question spécifique, différente de celles posées dans d’autres domaines de la science politique. Pour le déterminer, il faut revenir un instant sur les conditions de son développement.

Si, en France, beaucoup d’auteurs ont réalisé des études de politique publique comme M. Jourdain faisait de la prose, on peut dire que la notion est essentiellement d’origine américaine puisque c’est aux États-Unis qu’elle a connu un développement foudroyant depuis les années 1950. De cette naissance, les recherches de politiques publiques ont gardé les stigmates, dans la mesure où elles restent fortement marquées par une tradition fondée sur la notion de Government. Dans cette perspective, la question de recherche est souvent pragmatique : comment la formation des intérêts peut-elle conduire à la mise en place de « bonnes » politiques, efficaces, correspondant aux buts recherchés et économes de l’argent des citoyens ?

En Europe au contraire, la tradition, de Hegel à Max Weber en passant par Marx, a surtout mis l’accent sur le concept d’État, c’est-à-dire une institution qui, d’une façon ou d’une autre, domine la société, la façonne et la transcende. Cette situation explique en grande partie que la notion de politique publique ait eu beaucoup de difficulté à être acceptée en France par une communauté scientifique nourrie de culture juridique et de philosophie de l’État. Pourtant, c’est le rapprochement de ces deux traditions si différentes qui permet de poser aujourd’hui la « bonne question » de recherche que l’on peut énoncer de la façon suivante : en quoi la transformation des modes d’action de l’État, tout au long du XXe siècle et notamment avec le processus de globalisation, a-t-elle modifié sa place et son rôle dans les sociétés modernes ? On peut aussi la formuler plus brutalement en reprenant la distinction classique entre policy (une politique publique comme programme d’action) et politics (la politique en général). La question revient alors à se demander : les politiques publiques changent-elles la politique ? Ou encore : que nous apporte une analyse du phénomène politique non plus seulement à partir des inputs (la compétition électorale, les mobilisations sociales…), mais aussi des outputs (l’action publique) ?

Il est manifeste en effet que les théories de l’État, si brillantes pour rendre compte de l’émergence et du développement de la forme État dans l’Occident capitaliste, sont muettes lorsqu’il s’agit d’expliquer les profondes transformations qui ont affecté les modes de régulation de ces sociétés industrielles au cours du XXe siècle. Ces transformations se présentent d’ailleurs sous la forme d’un paradoxe : d’un côté, on assiste à une sorte de montée en puissance de l’État régulateur, manifesté par la prodigieuse multiplication des interventions publiques dans tous les domaines de la vie quotidienne. Mais, dans le même mouvement, ce triomphe s’accompagne d’une profonde remise en cause des modèles d’action qui semblaient avoir fait le succès même de l’État, comme le montre le développement, depuis les années 1970, des thèses néolibérales, même si, avec la crise qui sévit depuis 2008, la question du rôle de l’État semble à nouveau posée.

Telle est la perspective théorique de cet ouvrage. Comme il n’est pas possible de procéder ici à une revue générale de la littérature existant sur le sujet, son ambition est de proposer une introduction à l’étude des politiques publiques [1]  Il existe désormais de nombreux manuels en français… [1] . C’est pourquoi, tout en indiquant les références bibliographiques fondamentales, nous avons choisi de proposer au lecteur une stratégie pour l’étude des politiques publiques issue de nos propres travaux de recherche. Cette perspective ne couvre certainement pas l’ensemble des questions soulevées par l’analyse des politiques, mais elle constitue une première approche susceptible d’être complétée ensuite par des lectures plus spécialisées. Le lecteur ne trouvera pas non plus de catalogue de recettes toutes faites. Le champ des politiques publiques est beaucoup trop complexe pour relever d’une telle approche. L’ambition de ce livre est surtout de suggérer les questions que doivent se poser, à propos des politiques publiques, aussi bien le chercheur que le praticien, voire le simple citoyen.

Notes

[1] Il existe désormais de nombreux manuels en français : Y. Mény, J.-C. Thoenig, Politiques publiques, Paris, Puf, 1989; P. Muller, Y. Surel, L’Analyse des politiques publiques, Paris, Montchrestien, 1998; P. Knoepfel, C. Larrue, F. Varone, Analyse et pilotage des politiques publiques, Genève, Helbing & Lichtenbahn, 2001; D. Kübler, J. de Maillard, Analyser les politiques publiques, Grenoble, Pug, 2009; P. Duran, Penser l’action publique, Paris, LGDJ, 2010 2e éd.; S. Paquin, L. Bernier et G. Lachapelle (dir.), L’Analyse des politiques publiques, Presses de l’université de Montréal, 2011; P. Hassenteufel, Sociologie politique: l’action publique, Paris, Armand Colin, 2011, 2e éd.; P. Lascoumes, P. Le Galès, Sociologie de l’action publique, Paris, Armand Colin, 2012, 2e éd.; ainsi que L. Boussaguet, S. Jacquot et P. Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2010, 3e éd.

 

Chapitre I

De la théorie de l’état à l’analyse des politiques publiques

Avant d’en venir à l’exposé des concepts et des méthodes de l’analyse des politiques, il faut en retracer brièvement l’origine. Ce qui revient à poser deux questions fondamentales :

la première consiste à se demander quelles transformations ont pu produire cette multiplication des interventions publiques dont l’analyse des politiques cherche à rendre compte ;

la seconde question est celle de l’origine intellectuelle de l’analyse des politiques publiques comme méthode pour étudier et comprendre l’action de l’État : de quels courants de pensée, de quelles interrogations sociologiques ou philosophiques est-elle l’héritière ?

Retracer la genèse des politiques publiques, c’est donc comprendre à la fois selon quels processus les sociétés modernes ont « inventé » les politiques publiques et comment se sont élaborés progressivement de nouveaux savoirs sur l’action publique permettant de penser ce nouveau rapport au monde.

I. –  La genèse de l’État et la naissance des politiques publiques

Entre le xvie et le xixe siècle, les sociétés occidentales ont connu un ensemble de bouleversements qui ont donné naissance à une forme nouvelle : l’État. C’est à partir de la moitié du xixe siècle que ces transformations conduisent à la naissance de ce que l’on appellera les politiques publiques que l’on peut définir comme le mode de gouvernement des sociétés complexes.

  1. La fin de l’ordre féodal et l’émergence de l’État.

Il est évidemment impossible de résumer en quelques lignes une histoire qui continue aujourd’hui encore à susciter de nombreuses controverses. Dans la perspective qui nous intéresse ici, à savoir l’émergence des politiques publiques, deux évolutions fondamentales sont à souligner. La première prend la forme d’un processus de monopolisation [1] au profit du roi d’un certain nombre de pouvoirs concernant la fiscalité, la monnaie, la police ou la guerre. Ces fonctions régaliennes vont constituer le socle de l’État moderne tout en permettant au roi de s’affirmer face aux féodaux. La seconde évolution est moins visible mais tout aussi importante. Il s’agit de la constitution de ce que l’on appelle à la suite de Michel Foucault les savoirs de gouvernement [2], c’est-à-dire l’ensemble des « technologies » qui vont permettre à l’État de gouverner les territoires et les populations. Cette « gouvernementalisation » change la relation entre le pouvoir et la société parce que, désormais, l’État fait reconnaître sa légitimité à travers sa capacité à produire de l’ordre par la mise en œuvre de savoirs (comme la statistique par exemple) et de dispositifs efficaces (lutte contre les épidémies, organisation du commerce).

Mais ce passage de la souveraineté au gouvernement est inséparable d’une évolution plus générale : la remise en cause du principe de territorialité. Dans les sociétés traditionnelles, comme la France de l’Ancien Régime, c’est le territoire qui confère aux individus leur identité. Or, le passage d’une société agraire à une société industrielle avec l’émergence du marché transforme la place des individus dans l’espace public. Désormais « libres », ces individus ne se définissent plus par leur inclusion dans une communauté locale, mais par des liens plus complexes. De nouvelles formes de regroupements des rôles économiques, non plus fondées sur l’inclusion dans la communauté villageoise, mais sur des filières professionnelles, transforment le rapport des individus à leur travail. Enfin, l’émergence d’une citoyenneté personnelle définit de nouvelles formes d’inclusion des individus dans la sphère publique.

Ainsi, alors que les sociétés traditionnelles sont fondées sur une logique territoriale et communautaire, les sociétés qui émergent à la fin de l’Ancien Régime sont des sociétés fondées sur l’individu et le secteur. C’est ce passage à une société marquée par la complexité des structures et des relations sociales qui explique la naissance des politiques publiques.

2. La naissance des politiques publiques

C’est à partir du milieu du xixe siècle que l’on observe la mise en place de politiques publiques dans la forme que l’on connaît aujourd’hui. Deux points doivent être soulignés ici.

  1. Dans les pays où le phénomène est le plus précoce (en Europe, il s’agit de la France et del’Angleterre), c’est d’abord pour lutter contre les effets du marché que vont être mises en place les premières politiques publiques. Karl Polanyi souligne les effets de « dislocation » que l’extension du marché et l’industrialisation entraînent sur la société [3]. C’est pourquoi les premières politiques publiques eurent d’abord pour objet de prendre en charge la question sociale. Comme le montre Robert Castel [4], cette notion n’a pas véritablement de sens dans une société territoriale car le problème des pauvres et des indigents y est « encastré » dans des relations de proximité. Il est traité localement par l’intermédiaire de la charité ou de l’assistance. Mais avec l’émergence du salariat se développent de nouvelles formes de solidarité qui déboucheront, à terme, sur ce que l’on appellera l’État providence [5]. Le « social » se développe alors comme secteur spécifique faisant l’objet de politiques spécifiques. D’autres politiques vont apparaître à la même époque en fonction de la situation spécifique de chaque pays, comme la politique agricole en France.
  2. Ces politiques sont marquées avant tout par leur caractère sectoriel. Chaque politique publique seconstitue comme un secteur d’intervention correspondant à un découpage spécifique de la société pour en faire un objet d’action publique. Parfois, le secteur préexiste à la politique. Il apparaît alors comme une structuration verticale de rôles sociaux (en général professionnels) qui définit ses règles de fonctionnement, de sélection des élites, d’élaboration de normes et de valeurs spécifiques, de fixation de ses frontières, etc. Parfois, c’est plutôt la politique qui constitue un problème en secteur d’intervention. C’est le cas des politiques sociales.

Mais dans tous les cas, l’objet des politiques publiques est de gérer les déséquilibres provenant de la sectorisation et donc de la complexification des sociétés modernes. En effet, chaque secteur érige ses objectifs sectoriels (augmenter le revenu des agriculteurs, développer l’encadrement médical de la population, améliorer l’équipement des armées) en fins ultimes. Produits de la division du travail, les différents ensembles sectoriels sont à la fois dépendants les uns des autres et antagonistes pour l’obtention de ressources rares. Alors que la société traditionnelle est menacée d’éclatement, la société sectorielle est menacée de désintégration si elle ne trouve pas en elle-même les moyens de gérer les antagonismes intersectoriels. Ces moyens, ce sont les politiques publiques.

Avec la naissance des politiques publiques, on voit se développer des savoirs de gouvernement de plus en plus spécialisés (sectoriels). Ces savoirs sont indispensables pour construire les instruments [6] permettant aux politiques publiques de prendre effet. Mais ils créent une distance croissante entre experts et publics « profanes » qui sont exclus de la conduite des politiques publiques. La multiplication des médiations de type sectoriel projette ainsi sur le devant de la scène une nouvelle catégorie d’acteurs dont la légitimité n’est plus fondée sur la représentation d’une communauté territoriale, mais sur la représentation d’une profession ou d’un groupe d’intérêt… focalisé sur un secteur d’action publique.

  1. Le paradoxe des sociétés autoréférentielles.

La naissance des politiques publiques exprime aussi l’accroissement considérable des capacités d’action des sociétés sur elles-mêmes. Désormais, les sociétés modernes disposent, grâce à leur savoir scientifique et leur appareil industriel, d’une capacité à se transformer sans commune mesure avec ce que l’on pouvait observer dans le passé. Les manipulations génétiques (qui touchent aux fondements mêmes de la vie), les atteintes à l’environnement (qui conduisent à une modification irréversible des écosystèmes) et la maîtrise de l’atome (avec des moyens de destruction sans précédent) sont les exemples les plus troublants de cette évolution.

C’est alors que les sociétés modernes se trouvent confrontées à un paradoxe : tandis que les sociétés traditionnelles, dont la marge d’action sur le monde est faible, sont très dépendantes d’événements qui leur sont extérieurs, les sociétés modernes qui maîtrisent infiniment mieux leur action sur le réel voient leur dépendance s’accroître par rapport à leurs propres outils. L’incertitude maximale n’est pas générée aujourd’hui par des événements extérieurs, mais par la mise en œuvre des moyens destinés à agir sur le réel : pollution, crises économiques, catastrophes industrielles, insécurité routière… Cela signifie que de nombreuses politiques publiques n’auront d’autre objet que la gestion des désajustements induits par d’autres politiques sectorielles : la société sectorielle, en perpétuel déséquilibre, génère en permanence ses problèmes qui devront à leur tour faire l’objet de politiques publiques. En ce sens, les sociétés modernes sont devenues des sociétés auto référentielles, ce qui signifie qu’elles doivent trouver en elles-mêmes le sens de leur action sur elles-mêmes. On rejoint ici les analyses d’Anthony Giddens sur la « modernité réflexive » [7].

II. – Les origines de l’analyse des politiques publiques

L’analyse des politiques est née aux États-Unis dans les années d’avant-guerre. L’un des ouvrages fondateurs est celui de Harold Lasswell en 1936 intitulé significativement Politics. Who Gets what, when, and how ? [8]. Il est prolongé dans un ouvrage de 1951 dirigé avec Daniel Lerner qui proposait une analyse des Policy Sciences [9]. Outre les travaux de Lasswell, on peut citer d’autres travaux fondateurs comme ceux d’Aaron Wildavsky sur le processus budgétaire [10]. Mais pour comprendre la genèse de l’analyse des politiques et la constitution de son univers intellectuel aujourd’hui, il faut revenir un instant sur trois grands courants de pensée qui ont cherché, chacun à sa façon, à rendre compte des changements évoqués ci-dessus et constituent de ce fait le socle intellectuel de l’analyse des politiques publiques. Il s’agit les réflexions sur la bureaucratie, la théorie des organisations et les études de management public.

  1. La bureaucratie : archaïsme ou modernité ?
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L’interrogation sur la bureaucratie trouve sa source dans les transformations que la révolution industrielle fait subir aux sociétés occidentales, puis dans les chocs de la révolution d’Octobre, de la montée du stalinisme et des fascismes, qui semblent à chaque fois annoncer la victoire des bureaucraties totalitaires sur les démocraties libérales. Elle débouche sur une question récurrente : les sociétés industrielles peuvent-elles se passer de l’État ? Et cet État ne va-t-il pas les étouffer ?

Pourtant, le concept de bureaucratie n’a pas toujours eu cette connotation péjorative que l’on a pris l’habitude de lui affecter. Ainsi, lorsque Hegel évoque le développement de l’État bureaucratique, il y voit l’accomplissement de la « raison dans l’Histoire » : seul l’État, dépositaire d’une sorte de « prévoyance universelle » qui transcende les intérêts particuliers, est capable de s’élever au niveau de l’intérêt général [11]. L’État, dans sa forme bureaucratique, est une figure de la modernité occidentale qui l’oppose aux sociétés « archaïques ». C’est précisément cette conception positive de la bureaucratie que Marx va critiquer. Alors que, pour Hegel, c’est l’État qui donne son sens à la société civile, pour Marx, c’est la société – à travers la lutte des classes – qui donne son sens à l’État. Ce dernier n’est pas un vecteur de rationalisation du monde, et la bureaucratie, loin d’être l’accomplissement de la raison, n’est qu’une perversion de la société par l’État et l’instrument utilisé par la classe dominante pour servir ses propres intérêts.

Même si elle paraît aujourd’hui bien datée, cette critique de Hegel par Marx a le mérite de poser un problème qui reste d’une brûlante actualité : dans quelle mesure le développement de l’État – et donc des politiques publiques – est-il le produit inévitable de la modernisation des sociétés industrielles ? En bref : les sociétés industrielles peuvent-elles se passer de l’État ? Non, répond Max Weber. Ce sociologue allemand du début du xxe siècle, spécialiste incontesté de la bureaucratie, a exercé une influence immense en Europe et aux États-Unis, car son œuvre est une sorte de passerelle entre les réflexions européennes sur la bureaucratisation du monde et les travaux d’origine américaine sur le fonctionnement des organisations.

Pour Max Weber, la bureaucratie est d’abord une forme sociale fondée sur l’organisation rationnelle des moyens en fonction des fins [12]. Derrière cette définition d’apparence banale se cache une révolution conceptuelle qui explique l’efficacité des sociétés industrielles par rapport aux sociétés traditionnelles. En effet, le propre de la bureaucratie est d’agencer les différentes tâches indépendamment des agents chargés de les exécuter. De même que, dans l’usine, l’ouvrier est « coupé » de ses moyens de production dont il n’est pas propriétaire et dont l’ordonnancement général lui échappe, le fonctionnaire n’est plus propriétaire de sa charge (comme dans l’Ancien Régime) qui est intégrée dans un univers régi par les seules lois de la division du travail.

Pourquoi une administration fondée sur de tels principes est-elle plus efficace ? Parce qu’elle accroît dans des proportions considérables la calculabilité des résultats, puisque le système est défini indépendamment des qualités et des défauts des exécutants. Ainsi, il devient possible de pronostiquer qu’une décision prise au sommet sera appliquée par la base « sans haine ni passion » et sans qu’il soit nécessaire de renégocier à chaque fois l’ensemble du système de décision. Ce n’est pas un hasard si Max Weber est contemporain de Taylor : dans les deux cas, il y a l’idée selon laquelle la performance industrielle ou administrative passe par une volonté d’éliminer l’incertitude liée au comportement humain. C’est le caractère impersonnel, déshumanisé et routinisé de la bureaucratie qui explique son efficacité sociale aussi bien au profit du gouvernant que de l’entrepreneur.

Mais ces caractères ont aussi leurs revers. Le formalisme réglementaire et l’impersonnalité de la bureaucratie portent en germe une négation de son efficacité. À partir de la conception wébérienne de la bureaucratie comme vecteur de rationalisation du monde, on rejoint, mais par d’autres chemins, les inquiétudes des philosophes de la modernité. C’est à ces questions que veut répondre la théorie des organisations.

2. La théorie des organisations : introduire la dimension stratégique

Avec cette discipline, on entre dans un univers intellectuel très proche de celui qui va fonder l’étude des politiques publiques. La théorie des organisations est née aux États-Unis dans les années 1920 à la suite d’une insatisfaction croissante face aux effets de l’organisation taylorienne [13]. On assiste alors à un véritable foisonnement de recherches, d’abord centrées sur l’étude des petits groupes au travail puis élargissant leur champ d’investigation à des organisations de plus en plus grandes et de plus en plus diverses. De cette multitude de recherches, on peut retenir quelques concepts fondamentaux [14] :

  1. A) Le concept d’acteur.

Les agents d’une organisation ne sont pas des individus passifs. Au contraire, leur place dans l’organisation ne peut être définie qu’à travers leur action. B) Le concept de stratégie.

Cette action n’est pas fondée sur des critères simples fondés sur un intérêt clairement identifiable, mais sur une utilisation plus ou moins habile des règles formelles et informelles de l’organisation.

Cette mobilisation des ressources dont peut disposer un acteur s’organise donc autour d’une stratégie orientée vers la réalisation des buts qu’il s’est fixés.

  1. Le concept de pouvoir. – L’utilisation de ces ressources (expertise, informations, maîtrise del’interface entre l’organisation et son environnement…) par les acteurs détermine des situations d’échange entre les acteurs fondées sur des relations de pouvoir.
  2. Le concept de système organisé. – Une organisation est plus que la somme des actions de sesmembres. Elle constitue un système d’action concret dont les règles de fonctionnement s’imposent aux différents acteurs indépendamment de leurs propres préférences.

La sociologie des organisations, par rapport aux théories de la bureaucratie, met donc l’accent sur la complexité des règles (souvent informelles) qui régissent les administrations, mais aussi sur l’autonomie des acteurs des politiques publiques. On rejoint alors une troisième source intellectuelle de l’analyse des politiques : le management public.

  1. Le management public : appliquer au public les méthodes duprivé ?

Selon Annie Bartoli, « le management public correspond à l’ensemble des processus de finalisation, d’organisation, d’animation et de contrôle des organisations publiques, visant à développer leurs performances générales et à piloter leur évolution dans le respect de leur vocation » [15]. On voit bien, dans cette définition, que la démarche managériale est orientée en fonction du critère de performance, et c’est ce qui la distingue de l’analyse des politiques publiques. « Le management, écrit Jacques Chevallier, constituera un compromis entre l’exigence nouvelle d’efficacité et l’attachement au particularisme de la gestion publique […] Comme les entreprises privées, l’administration doit gérer au mieux les moyens qui lui sont affectés ; mais l’efficacité s’apprécie d’abord par rapport au degré de réalisation des objectifs fixés par les élus et non en fonction de la seule “rentabilité” financière. Le management public visera à améliorer la “performance publique” en permettant à l’administration d’atteindre les objectifs qui lui sont assignés à coût minimal. » [16]. C’est aussi pour cette raison que le management public pose la question de la spécificité des organisations publiques par rapport au secteur privé. C’est ce qu’exprime Romain Laufer lorsqu’il resitue la naissance du management public dans une histoire de la coupure public/privé. Elle se traduit par « débat de plus en plus intense sur l’avantage qu’il y a à faire passer certains systèmes administratifs d’un côté ou de l’autre de cette limite introuvable » [17].

Il ne faut donc pas, comme le souligne fortement Patrick Gibert, assimiler management des entreprises et gestion publique, parce que ces deux univers reposent sur des logiques différentes : « Les rapports essentiels d’une entreprise privée avec son environnement se caractérisent par l’échange, le contrat, l’accord des volontés » alors que « les administrations publiques […] prélèvent unilatéralement des ressources, en distribuent et offrent des prestations sans contrepartie […] elles interdisent, en sens inverse elles obligent à faire […] et plus généralement réglementent les comportements » [18]. Ceci signifie que, même si les concepts de l’analyse des politiques publiques peuvent emprunter à ceux qui permettent d’étudier les organisations privées, la boîte à outils de cette discipline reste spécifique.

  1. Une approche française des politiques publiques ?

On devine que cette genèse de l’analyse des politiques publiques, telle qu’on l’a présentée ici, est en partie propre à la situation française. De fait, même si cette sous-discipline est probablement parmi les plus ouvertes à l’international, elle présente en France plusieurs caractéristiques originales qui sont liées aux conditions spécifiques de sa mise en place depuis les années 1980 : importance de l’État et des administrations, héritage d’une tradition de science administrative ; prise en compte de la dimension globale de l’action publique, liée notamment à l’importance des approches marxistes jusque dans les années 1980 ; souci de mettre en avant la dimension cognitive de l’action publique ; accent mis sur l’observation fine du rôle des acteurs, héritage de la sociologie des organisations, qui a d’importantes conséquences sur le plan méthodologique et la conduite de l’enquête [19]. À un certain niveau, cette spécificité peut être source d’isolement, mais elle peut aussi être à l’origine d’un apport spécifique des chercheurs français par rapport aux paradigmes dominant au niveau international, et notamment les approches en termes de choix rationnel.

III. –La boîte à outils de l’analyse des politiques publiques

Identifier une politique publique n’est pas aussi simple que le laisse supposer l’apparente « consistance » de l’objet. Les nombreuses définitions proposées dans la littérature spécialisée se contentent d’ailleurs d’une formulation relativement générale, comme celle proposée par Yves Mény et Jean-Claude Thoenig : « Une politique publique se présente sous la forme d’un programme d’action gouvernementale dans un secteur de la société ou un espace géographique. » [20]. Le premier problème que l’on rencontre est donc celui de savoir à partir de quel moment on est véritablement en présence d’une politique.

1. L’identification des politiques publiques

Yves Mény et Jean-Claude Thoenig retiennent cinq éléments qui peuvent fonder l’existence d’une politique publique :

une politique est constituée d’un ensemble de mesures concrètes qui forment la « substance » d’une politique ;

elle comprend des décisions de nature plus ou moins autoritaire, cette dimension pouvant être explicite (justice, police) ou latente par la définition de critères d’accès aux droits ;

une politique s’inscrit dans un « cadre général d’action », ce qui permet de distinguer (en principe) une politique publique de simples mesures isolées. Tout le problème est alors de savoir si ce cadre général doit être conçu à l’avance par le décideur ou bien simplement reconstruit a posteriori par le chercheur. Il est certain, en tout cas, que l’existence de ce cadre général n’est jamais donnée et doit toujours faire l’objet d’une recherche ;

une politique publique a un public (ou plutôt des publics), c’est-à-dire des individus, groupes ou organisations dont la situation est affectée par la politique publique. Par exemple : les automobilistes, les constructeurs, les entreprises de génie civil constitueront à des degrés divers les ressortissants de la politique de la sécurité routière. Certains seront passifs (les automobilistes) alors que d’autres s’organiseront pour influer sur l’élaboration ou la mise en œuvre des programmes politiques ;

enfin, une politique définit obligatoirement des buts ou des objectifs à atteindre, par exemple réduire le nombre des accidents de la route, améliorer les conditions d’hospitalisation des malades, assurer l’indépendance énergétique du pays…

Une politique publique n’est donc pas un donné, mais un construit de recherche. Ainsi, le sens d’une politique n’est pas toujours celui affiché par le décideur, certaines politiques pouvant avoir un sens explicite (par ex. : améliorer l’habitat) et un sens latent (par ex. : modifier la composition sociale d’un quartier). Une politique peut prendre également la forme d’une « non-décision » : ne pas soutenir le cours d’une monnaie ou ne pas appliquer une directive européenne. Enfin, s’il est souvent commode d’assimiler l’existence et de mesurer l’impact d’une politique à l’ampleur des crédits qui lui sont consacrés, il faut se souvenir que le coût de certaines politiques est sans commune mesure avec leur impact. C’est en particulier le cas des politiques réglementaires ou des politiques institutionnelles.

2. Une grille séquentielle

À partir de là s’est développée une grille d’analyse des politiques publiques sous la forme de séquences d’action plus ou moins ordonnées. Cette approche a notamment été popularisée par les travaux de Charles O. Jones qui propose un schéma en cinq étapes [21].

l’identification du problème est la phase où le problème est intégré dans le travail gouvernemental. À cette phase sont associés des processus de perception du problème, de définition, d’agrégation des différents événements ou problèmes, d’organisation de structures, de représentation des intérêts et de définition de l’agenda ;

le développement du programme est la phase de traitement proprement dit du problème. Il associe des processus de formulation (des méthodes et des solutions pour résoudre le problème) et de légitimation (acquisition d’un consentement politique) ;

la mise en œuvre (implementation) du programme est la phase d’application des décisions. Elle comprend l’organisation des moyens à mettre en œuvre, l’interprétation des directives gouvernementales et leur application proprement dite ;

l’évaluation du programme est une phase préterminale de mise en perspective des résultats du programme. Elle comprend la spécification de critères de jugements, la mesure des données, leur analyse et la formulation de recommandations ;  enfin, la terminaison du programme est une phase de clôture de l’action ou de mise en place d’une nouvelle action. Elle suppose la résolution du problème et la terminaison de l’action.

Ce type de grille permet d’embrasser de manière particulièrement cohérente les multiples facettes de l’action publique. À condition, cependant, de ne pas l’appliquer de manière trop systématique, comme le reconnaissent d’ailleurs volontiers les promoteurs de ce type d’approche, à commencer par Jones lui-même.

3. Les limites de l’approche séquentielle

Plusieurs précautions doivent être prises si l’on veut éviter une approche trop simpliste du phénomène étudié. Certaines concernent l’ordre des étapes et d’autres les étapes elles-mêmes.

  1. L’ordre des étapes peut être inversé ou perturbé Par exemple, une décision peut être prise avantque le « problème » qu’elle entend résoudre soit posé. Dans ce cas, la formulation du problème a posteriori vient simplement conforter un choix déjà fait. La décision d’accélérer l’équipement électronucléaire de la France en 1973 relève sans doute de ce phénomène tout comme la décision américaine d’intervenir en Irak en 2003. Certaines étapes peuvent être purement et simplement omises (volontairement ou non), et de nombreuses décisions sont prises sans que l’on puisse identifier une phase de définition du problème. Parfois même, la mise en œuvre est entamée avant que la décision soit prise formellement.
  2. Certaines étapes sont parfois très difficiles à identifier. – Il est ainsi souvent très délicat de fixeravec précision le moment où une décision est prise : est-ce au moment du passage en Conseil des ministres ? Ou du vote de l’Assemblée nationale ? De la promulgation par le président ? Mais on sait bien que ces décisions ne font souvent que ratifier des procédures de négociation plus informelles. Il faut se méfier ici d’une approche trop juridique qui conduirait à méconnaître le poids des phases préparatoires à la décision sur la décision elle-même parce qu’elles contribuent à une sorte de « cadrage » de la décision qui vient ratifier des choix déjà effectués.

Mais la phase d’implémentation n’est pas toujours plus facile à cerner. Si l’on admet que l’objet d’une politique publique consiste à modifier l’environnement des acteurs concernés, la perception qu’ils peuvent en avoir et donc leurs conduites sociales, prendre une décision, c’est déjà mettre en œuvre une politique, dans la mesure où les différents acteurs (partenaires sociaux, citoyens, autres ministères) vont probablement modifier leurs conduites en fonction de cette décision. C’est ce que l’on peut appeler l’effet d’affichage.

Enfin, la terminaison de la politique reste, le plus souvent, un cas d’école. Ainsi que le rappelle Jones, les problèmes politiques ne sont jamais vraiment résolus, et l’achèvement d’un programme d’action gouvernemental correspond la plupart du temps à une réorientation ou à la mise en place d’un nouveau programme avec des moyens et/ou des objectifs différents.

On voit que l’usage de ce type de grille séquentielle vaut plus par les questions qu’elle pose que par les réponses qu’elle apporte. Elle conduit à se demander à chaque fois comment l’action des différents acteurs en présence a contribué à construire différemment la structure séquentielle de telle ou telle politique : comment la formulation du problème s’est-elle effectuée ? Quels sont les acteurs qui ont le plus pesé sur la décision ? Comment s’est déroulée la mise en œuvre ? La représentation séquentielle des politiques ne doit donc pas être utilisée de façon mécanique. Il faut plutôt se représenter les politiques publiques comme un flux continu de décisions et de procédures dont il faut essayer de retrouver le sens. On aura d’ailleurs souvent avantage à concevoir une politique publique non pas comme une série de séquences successives, mais comme un ensemble de séquences parallèles interagissant les unes par rapport aux autres et se modifiant continuellement [22].

En proposant une boîte à outils constituée de concepts (acteur, pouvoir, stratégie, expertise, information) qui permettent d’ouvrir enfin la « boîte noire » de l’État, l’analyse des politiques contribue à sociologiser notre regard sur l’État, dans la mesure où, au lieu de se saisir de l’État par le haut et globalement, elle va nous permettre de l’observer par le bas et en détail. En ce sens, la rupture qu’elle opère est du même type que celle provoquée par la sociologie électorale dans l’observation du politique. L’un des domaines où cette rupture est la plus nette est la question de la compréhension de la genèse de l’action publique.

IV. – La genèse des politiques publiques

Pourquoi une question devient-elle l’objet d’une politique publique ? À cette interrogation d’apparence anodine, on est tenté de répondre par une évidence : il y a une politique publique parce qu’il y a « un problème à résoudre ». C’est en tout cas la réponse que feront le haut fonctionnaire ou le responsable politique qui ont précisément pour ambition de « résoudre des problèmes ». On dira ainsi que la politique de lutte contre l’insécurité routière trouve son origine dans le nombre excessif d’accidents de la route ou que la mise en place d’un revenu minimum se justifie par la montée de la pauvreté. Explications pleines de bon sens, dont il faut pourtant se méfier soigneusement parce qu’elles reposent sur de fausses évidences. En effet, il se trouve que l’on ne sait pas exactement ce qu’est un problème politique, et surtout que l’on ne sait pas a priori pourquoi un problème social fait l’objet d’une politique [23].

  1. Qu’est-ce qu’un problème politique ?
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Dans une société donnée, tout problème est susceptible de devenir politique, la question étant de savoir à travers quels mécanismes. Il est sûr, en tout cas, que le déclenchement de l’action publique n’est pas lié à un quelconque seuil d’intensité du problème. On sait, par exemple, qu’il n’y a pas de relation directe entre l’apparition d’une pollution industrielle (qui date de la création de la grande industrie) et la mise en place dans les années 1970 – à peu près à la même époque dans tous les pays industrialisés – de politiques de protection de l’environnement. Même si l’on suppose la question de l’identification du problème résolue (tout le monde s’accorde aujourd’hui pour considérer qu’il y a des problèmes de pollution, de délinquance ou de pauvreté), il reste à déterminer à partir de quel seuil d’intensité l’action publique devra être déclenchée. De ce point de vue, pour reprendre un exemple évoqué plus haut, on ne peut pas dire que la mise en place d’un programme de lutte contre l’insécurité routière par le gouvernement français en 2002 soit liée à une augmentation de l’insécurité routière, pas plus que la création du rmi n’est liée à un niveau de chômage donné. En revanche, la mise en place de ces politiques est liée à une transformation de la perception des problèmes. Cela signifie qu’un problème politique est nécessairement un construit social dont la configuration dépendra de multiples facteurs propres à la société et au système politique concerné. La question est alors de démonter les mécanismes concrets qui déterminent l’inscription de ce problème sur l’agenda du décideur.

2. L’accès à l’agenda politique

Cette notion d’agenda est fondamentale pour comprendre les processus par lesquels les autorités politiques s’emparent d’une question pour construire un programme d’action [24]. En France, c’est Jean-Gustave Padioleau qui l’a formulée le plus complètement. « L’agenda politique, écrit-il, qu’il s’agisse de ceux des États-nations ou de ceux des collectivités locales, comprend l’ensemble des problèmes perçus comme appelant un débat public, voire l’intervention des autorités politiques légitimes. » [25].

L’exemple sur lequel s’appuie J.-G. Padioleau est celui de l’avortement qui, après une période d’intense mobilisation, finit par faire l’objet d’une politique avec la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (loi Veil) en 1974. Il s’agit d’un véritable cas d’école tant les processus et les acteurs qui concourent à la mise sur agenda sont identifiables dans un espace de temps bien circonscrit : en une dizaine d’années, une question qui faisait partie du non-dit de la société française est posée au grand jour pour faire l’objet d’une politique publique. Plus récemment, dans son travail sur les politiques de lutte contre la pédophilie, Laurie Boussaguet montre comment la question des atteintes sexuelles sur les mineurs a été mise à jour dans les années 1980 en Europe à travers l’action de mouvements féministes dans un cadre plus général de lutte contre les violences faites aux femmes. Dans les années qui ont suivi, avec des affaires fortement médiatisées comme le procès Dutroux, ce sont les parents de victimes qui ont ensuite reformulé le problème en mettant l’accent sur la délinquance extérieure au cercle familial [26].

Ces exemples montrent bien que l’accès à l’agenda politique n’a rien de « naturel » ou d’automatique. Au contraire, l’inscription est un objet de controverse sociale et politique. C’est le sens du terme anglais issue qui désigne ce type de problèmes controversés (faut-il renvoyer les immigrés, autoriser le mariage des homosexuels, modifier le mode de scrutin ou réformer les universités ?). La mise sur agenda est le produit, à chaque fois contingent, du champ de forces qui va se construire autour du problème. Pierre Favre, par exemple, distingue quatre formes d’émergence [27].

l’émergence progressive et par canaux multiples (Par ex. à partir d’une situation jugée injuste) ; l’émergence instantanée (la canicule…) ;

l’activation automatique (lorsqu’un dossier est activé sans qu’il y ait de revendication ou de demande des populations concernées) ;  l’émergence captée quand une institution extérieure au champ politique s’approprie le problème.

La transformation d’un problème en objet d’intervention politique est donc toujours le produit d’un travail spécifique réalisé par des acteurs politiques qui peuvent être issus du syndicalisme, de la politique, du monde associatif ou de groupes créés pour la circonstance. Pour comprendre l’émergence d’une politique publique, il faudra donc commencer par identifier ces différents acteurs et comprendre les relations les unissant. Souvent, on observera l’alliance entre des groupes d’intérêt (les organisations féministes par exemple) et une personnalité emblématique (la ministre Simone Veil dans le cas de l’ivg). Le rôle de ces entrepreneurs politiques (que l’on nommera plus loin les médiateurs) consiste donc à traduire le langage de la société dans le langage de l’action politique.

Les mécanismes qui conduisent à l’inscription d’un problème sur l’agenda politique sont d’autant plus complexes qu’ils résultent de la combinaison de logiques hétérogènes. Le rôle des médias, en particulier, est fondamental, même si l’agenda politique ne doit pas être confondu avec l’agenda médiatique [28]. C’est ainsi que, dans un ouvrage classique, John Kingdon montre qu’il faut distinguer différents courants (streams) dont la convergence permet de comprendre l’émergence d’une politique : le courant des problèmes (comment des événements ou des mobilisations font-ils surgir un problème ?), le courant des politiques (comment sont définies, notamment par les experts, les solutions aux problèmes ?) et le courant politique (comment sont intégrées les contraintes spécifiquement politiques liées notamment aux élections ?). Ce n’est que lorsque ces trois courants se rejoignent que peut s’ouvrir une fenêtre politique permettant la mise en place d’une politique [29]. La réforme du système de retraite en France illustre parfaitement ce mécanisme.

Plus généralement, ces analyses montrent que les politiques publiques constituent désormais la grille à travers laquelle, de plus en plus, les sociétés modernes vont définir l’étendue et la portée des problèmes qu’elles se posent, ainsi que la nature des instruments qu’elles se donnent pour les prendre en charge : les politiques publiques sont le lieu où les sociétés définissent leur rapport au monde et à elles-mêmes.

Notes

  • Elias, La Dynamique de l’Occident, Paris, Pocket, 2003.
  • Foucault, Naissance de la biopolitique, Le Seuil/Gallimard, Paris, 2004. Cf. également M. Kaluszynski et R. Payre (dir.), Savoirs de gouvernement : circulation(s) traduction(s) réception(s), Paris, Économica, 2013.
  • Polanyi, La Grande Transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 2009.
  • Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Gallimard, 1999.
  • L’ouvrage classique sur ce sujet est celui de G. Esping-Andersen, Les Trois Mondes de l’Étatprovidence : essai sur le capitalisme moderne, Paris, Puf, 2007. Cf. également G. Esping-Andersen et B. Palier, Trois leçons sur l’État-providence, Paris, Le Seuil, 2008.
  • Lascoumes et P. Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2004.
  • Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994. Cf. également U. Beck,

La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion, 2008 et

  1. Papadopoulos, Complexité sociale et politiques publiques, Paris, Montchrestien, 1995.

[8] H. D. Lasswell, Politics. Who Gets what, when, and how?, New York, McGraw-Hill, 1936. [9] D. Lerner, H. Lasswell (dir.), The Policy Sciences: Recent Developments in Scope and Method, Stanford, Stanford University Press, 1951.

  • Wildavsky, The Politics of the Budgetary Process, Boston, Little, Brown, 1964. Voir aussiA. Wildavsky, Speaking Truth to Power. The Art and Craft of Policy Analysis, Boston, Little Brown, 1978.
  • F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard, 1940.
  • M. Weber, Économie et Société, Paris, Plon, 1971, notamment p. 226 sq.
  • Voir notamment les travaux d’Elton Mayo et de l’École des relations humaines.
  • Ce courant a été marqué en France par les travaux de Michel Crozier, fondateur du Centre desociologie des organisations. Cf. M. Crozier et E. Friedberg, L’Acteur et le Système, Paris, Le Seuil, 1992.
  1. Bartoli, Le management dans les organisations publiques, Paris, Dunod, 2005, 2e éd., p. 97-
  • Chevallier, L’État postmoderne, Paris, LGDJ, 2003, p. 67.
  • Laufer, « Gouvernabilité et management des systèmes administratifs complexes », Politiqueset management public, mars 1985, vol. 3, no 1.
  • Gibert, « Management public, management de la puissance publique », dans F. Lacasse, J.-C. Thoenig (dir.), L’action publique, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 29-30.
  • Leca, P. Muller, « Y a-t-il une approche française des politiques publiques ? Retour sur lesconditions de l’introduction de l’analyse des politiques publiques en France », dans Ph. Warin, O. Giraud, Politiques publiques et démocratie, Paris, La Découverte, 2008.
  • Mény, J.-C. Thoenig, Politiques publiques, op. cit.
  • O. Jones, An Introduction to the Study of Public Policy, Belmont, Duxbury Press, 1970.Cf. en français P. Knoepfel, C. Larrue, F. Varone, Analyse et pilotage des politiques publiques, Genève, Helbing & Lichtenbahn, 2001.
  • , par exemple, le schéma proposé par E. Monnier, Évaluation de l’action des pouvoirs publics, Paris, Économica, 1992, p. 87.
  • Gusfield, La culture des problèmes publics. l’alcool au volant : la production d’un ordresymbolique, Économica, coll. « Études sociologiques », 354 p.
  • W. Cobb, C. D. Elder, Participation in American Politics: the Dynamics of Agenda-Building,Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1972.
  • -G. Padioleau, L’État au concret, Paris, Puf, 1982, p. 25.
  • Boussaguet, La pédophilie, problème public : France, Belgique et Angleterre, Paris, Dalloz,2008.
  • Favre, « L’émergence des problèmes dans le champ politique », dans P. Favre (dir.), Sida etpolitique. Les premiers affrontements, 1981-1987, Paris, L’Harmattan, 1992.
  • J. Gertslé (dir.), Les effets d’information en politique, Paris, L’Harmattan, 2001.
  • Kingdon, Agendas Alternatives and Public Policies, Boston, Little Brown, 1984.

 

Chapitre II

Les politiques publiques comme configurations d’acteurs

Lorsque l’on veut comprendre les processus qui conduisent à l’élaboration et à la mise en œuvre d’une politique publique, il est essentiel d’avoir en mémoire qu’une politique n’est pas un processus de décision abstrait dont on pourrait saisir le sens « de l’extérieur » en se limitant, par exemple, à identifier les déterminants structurels ou les contraintes (économiques ou historiques) qui pèsent sur elle. Il est donc indispensable « d’ouvrir la boîte noire », ce qui signifie identifier les acteurs qui participent au policy making pour analyser leurs stratégies et comprendre les ressorts de leurs comportements. Il n’est évidemment pas possible de traiter ici de manière générale de la question des acteurs dans les politiques publiques, qui donne lieu à des controverses scientifiques de grande ampleur, mais de mettre l’accent sur trois points qui sont incontournables pour comprendre une politique.

I. – La question de la rationalité des acteurs

Il faut d’abord se demander comment les acteurs des politiques publiques définissent leur position et sélectionnent une « solution ». Cette question se pose notamment pour les théories du choix rationnel. Cette approche, qui dérive de la théorie économique néoclassique, considère que les individus agissent en fonction de leurs intérêts et que leurs préférences politiques sont déterminées par une logique coût/bénéfices [1]. Ces travaux ont suscité d’innombrables controverses, notamment sur la question des modalités de construction des préférences des acteurs. En effet, contrairement à ce que peut laisser penser le sens commun, les acteurs n’agissent pas en fonction d’un intérêt clairement identifié débouchant sur une stratégie parfaitement cohérente. Ce sont les travaux – maintenant classiques – d’Herbert Simon qui ont ici ouvert la voie à la remise en cause des modèles classiques de la décision rationnelle [2].

De fait, l’analyse concrète des processus qui con-duisent à la décision montre que celle-ci s’explique par l’interaction entre une pluralité d’acteurs, même si, formellement, l’un d’entre d’eux (le ministre par exemple) pourra en endosser la paternité politique. En même temps, les préférences des acteurs ne sont jamais complètement explicites (ils peuvent vouloir plusieurs choses à la fois) ni complètement stables, ce qui signifie qu’elles vont évoluer tout au long du processus d’élaboration et de mise en œuvre de la politique.

Enfin, aucun acteur politique n’est en mesure de balayer l’ensemble du champ d’information, pour des raisons qui tiennent à la fois à ses capacités cognitives et à la structure du système d’information.

Les acteurs des politiques publiques sont en effet confrontés à un flux continu d’informations de tous ordres d’autant plus difficiles à hiérarchiser que ces informations renvoient à des univers de sens très différents. Ainsi, un ministre menant une politique de réforme dans son secteur devra intégrer des informations de nature technique (la réforme est-elle possible ?), économique (combien coûtera-telle ?), sociale (quelles oppositions va-t-elle susciter ?), politique (va-t-elle compromettre sa réélection ?), éthique (correspond-elle à ce qu’il croit être juste ?)…

On comprend que, dans ces conditions, la réalité des processus de décision soit très éloignée du modèle de la décision rationnelle. En fait, comme le montre Simon, les décideurs ne balayent qu’un nombre restreint d’hypothèses et les analysent de manière séquentielle : ils sont incapables de mettre en œuvre la rationalité synoptique qui consisterait à évaluer en même temps les différents cas de figure. Au contraire, ils vont s’arrêter au premier cas satisfaisant, ce qui veut dire qu’ils ne vont pas rechercher la solution « optimale » (comment définir un optimum si les préférences sont floues, les critères contestés et les informations contradictoires ?), mais une solution « satisfaisante ». Souvent, même, les décideurs vont très vite se fixer sur une solution « pivot » et construire leur stratégie autour de cette position.

C’est à partir de là que les travaux de March, Simon et quelques autres [3] ont porté un coup définitif à la conception traditionnelle de la rationalité absolue en introduisant notamment le concept de rationalité limitée : il ne s’agit pas de prétendre que les décideurs sont « irrationnels » (ils ne font pas n’importe quoi), mais que la rationalité de leur action est partielle, fragmentaire, limitée.

Ces réflexions ont ainsi conduit les analystes des politiques publiques à déconstruire progressivement la vision traditionnelle du processus de décision dans lequel les acteurs ordonnent leur action de manière hiérarchique à partir d’une décision prise « en haut » qui s’appliquerait mécaniquement aux échelons inférieurs. C’est le cas des travaux de Lindblom qui prend le contrepied de l’approche séquentielle en proposant la notion d’« incrémentalisme » [4] pour souligner qu’un processus de décision est d’abord une forme de négociation et d’arrangement mutuel entre des acteurs, une démarche « pas à pas » dans laquelle le décideur, loin de chercher à brusquer les choses, va entreprendre de modifier progressivement et de manière continue le système sur lequel il veut intervenir. Une telle approche débouche sur un modèle d’action dans lequel le décideur, loin d’affirmer des objectifs fixés une fois pour toutes, n’hésitera pas à modifier ses buts en fonction des résistances qu’il rencontre, à faire des concessions, à multiplier les alliances, quitte à réviser ses ambitions, à jouer avec le temps, à privilégier les procédures au détriment des objectifs et à n’envisager les solutions qu’en fonction des moyens disponibles.

Cette approche s’applique bien à un environnement de type pluraliste, dans lequel l’accès aux circuits de la décision est (relativement) ouvert et peu hiérarchisé. À cet égard, il correspond certainement mieux à la situation américaine ou celle de l’Union européenne qu’au cas français où la capacité à participer à la décision reste encore très dépendante de filières de type corporatiste plus ou moins institutionnalisées. Plus généralement, l’apport des conceptions de Lindblom est de mettre l’accent sur les caractéristiques de la décision dans un environnement hypercomplexe : plutôt que de chercher à maîtriser toutes les variables, mieux vaut sans doute adopter une posture plus modeste et reconnaître que le changement n’est possible qu’à la marge. On retrouve là, sur le plan politique, le débat récurrent entre les stratégies de rupture et la méthode « pas à pas ». Mais, même dans le premier cas, la configuration des acteurs en présence reste en général plus complexe que les responsables de la réforme le laissent entendre.

Cette image d’incertitude et de complexité est encore renforcée dans une autre approche classique de la décision mettant l’accent sur la complexité des jeux d’acteurs : le « modèle de la poubelle » (garbage can model), proposé par Cohen, March et Olsen [5]. Pour ces auteurs, les systèmes de décision ressemblent à une « poubelle » : on y trouve, sans ordre apparent, des activités, des procédures, des règles formelles et informelles, des stratégies, des problèmes, des solutions. Au milieu de cet enchevêtrement, les acteurs tentent, avec plus ou moins de réussite, de produire un minimum d’ordre et de cohérence. Là encore, ce modèle correspond plutôt à des organisations peu hiérarchisées comme les universités [6], ou encore des configurations d’acteurs relativement fluides comme l’omc ou l’Union européenne. Mais l’intérêt de ce modèle est de comprendre comment, dans une configuration d’acteurs donnée, les différents intervenants vont s’efforcer d’articuler des éléments de diagnostic et des bouts de solution, personne ne contrôlant véritablement le processus qui aboutit finalement à la décision. Cohen, March et Olsen montrent en particulier qu’il n’est pas besoin qu’un problème soit posé pour que les acteurs mettent en avant une solution, la plupart des acteurs étant porteurs d’une solution a priori, qu’ils vont essayer de « placer » à l’occasion de l’émergence d’un problème.

On comprend dès lors que la première tâche de l’analyse des politiques soit de déconstruire l’image que les acteurs veulent donner d’eux-mêmes. Cet effort de déconstruction doit porter principalement sur deux domaines : il faut d’abord décoder les logiques administratives à l’œuvre dans l’élaboration des politiques publiques, pour ensuite mieux comprendre la complexité des réseaux d’acteurs qui participent à l’action publique.

II. – Administrations et politiques publiques

Même si tous les acteurs des politiques ne sont évidemment pas des fonctionnaires, l’administration reste le cadre principal d’action pour les participants aux politiques publiques, surtout en France. Dimension incontournable de l’analyse des politiques publiques, la notion d’administration comporte de multiples facettes. D’un côté, « elle donne corps à la revendication du monopole de la violence physique légitime » [7] de l’État et, à ce titre, elle incarne la dimension normative et prescriptive des politiques publiques. D’un autre côté, l’administration prend aussi la forme d’une multitude d’organisations au sein desquelles des agents vont mettre en œuvre des stratégies similaires par rapport à celles des acteurs privés. L’impact sur les politiques publiques des acteurs administratifs se fait donc à tous les niveaux (y compris au niveau d’exécution) et sous des formes multiples (participation à la définition des problèmes et des solutions, influence sur les décisions et leur mise en œuvre, défense de leurs propres intérêts) [8]. On se limitera au fonctionnement de ce que Catherine Grémion a appelé le « milieu décisionnel central » [9].

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1. Le fonctionnement du milieu décisionnel central [10]

Schématiquement, on peut identifier quatre cercles de la décision composés d’un noyau dur d’acteurs relativement permanents et d’acteurs qui interviennent plus ponctuellement. Pour chaque politique, voire pour chaque décision, ces quatre cercles donneront lieu à une configuration d’acteurs différente.

Le premier cercle est celui par lequel transitent toutes les décisions importantes. Suivant les pays, il est composé du président, du Premier ministre, du président du Conseil, du chancelier… En France, il s’agit du président de la République et du Premier ministre. Compte tenu de leur dimension transversale, on peut sans doute inclure les ministères des Finances ou leurs équivalents (chancelier de l’Échiquier au Royaume-Uni). C’est surtout au sein de ce premier cercle de la décision que les logiques partisanes se heurtent aux exigences de la régulation et que ces dernières sont passées au crible des finalités politiques. En même temps est difficilement assurée la mise en cohérence des différentes politiques sectorielles.

Le deuxième cercle de la décision est composé des administrations qui interviennent lorsque leur domaine est concerné. Elles vont surtout promouvoir leurs intérêts sectoriels (et ceux des groupes sociaux qui leur sont associés) en les ajustant le mieux possible aux exigences globales, notamment grâce à la mise en place de services d’étude et de prospective afin d’accroître leur capacité d’expertise globale.

Le troisième cercle de la décision est celui des acteurs extérieurs à l’État : syndicalistes, organisations professionnelles ou patronales, associations, entreprises publiques et privées. Dans certains cas, les liens entre ces acteurs et les services administratifs sont très stables, comme dans le cas de certaines organisations professionnelles (agricoles par exemple). Dans d’autres cas, l’intervention des groupes d’intérêts se fait plus sur le mode du lobbying. Les médias peuvent également jouer ici un rôle important.

Enfin, le quatrième cercle regroupe l’ensemble des organes politiques (Parlement, Congrès, Chambre des communes…) et juridictionnels (le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la Cour des comptes en France, la Cour suprême aux États-Unis) qui peuvent intervenir dans la décision. Leur rôle peut être parfois très limité (le Parlement, bien souvent, ne modifie la décision qu’à la marge) ou décisif (quand, par exemple, la Cour suprême tranche sur une question fondamentale comme les discriminations raciales). Là encore, tout va dépendre de la configuration du champ de forces qui, dans chaque cas, va remodeler le milieu décisionnel central.

Tels sont les contours, à la fois flous et hiérarchisés, de ce milieu composé aussi bien d’organisations que de réseaux interindividuels. Pour un acteur donné (un représentant professionnel, associatif ou politique), l’accès aux cercles de la décision représente une ressource politique fondamentale dont dépendra sa capacité à participer à la décision.

Cette influence devra en général s’exercer dans le cadre des négociations interministérielles au cours desquelles sont intégrés les points de vue des divers participants à la décision. La complexité même du fonctionnement interministériel, qui fait intervenir de nombreux acteurs animés de logiques différentes (administrations sectorielles, Premier ministre, président, comités d’experts), est donc le reflet de l’hétérogénéité des contraintes qui pèsent sur la décision en matière de politiques publiques. L’ouvrage classique de G. Allison sur la crise de Cuba est une bonne illustration de ce que l’on appellera « l’hyperchoix », c’est-à-dire l’arbitrage entre des variables hétérogènes, voire incommensurables [11]. De ce fait, la chaîne des discussions interministérielles apparaît souvent comme un processus d’élagage progressif au cours duquel sont peu à peu gommées les aspérités d’un texte, jusqu’à ce que se dégage un consensus minimal entre les protagonistes.

Cette importance de l’interministériel est le signe d’une transformation de la substance du travail gouvernemental, dans la mesure où les tâches de définition de règles de droit applicables à tous sont progressivement supplantées par l’explosion de la fonction décisionnelle. Ces décisions ont en commun de mettre en jeu des variables très nombreuses dont la maîtrise, même relative, par le milieu décisionnel est problématique et l’on retrouve ici la question de l’hétérogénéité des enjeux et des préférences : comment mettre en balance un gain politique (en termes électoraux ou de cote de popularité, par exemple) et un coût économique ? Comment intégrer des variables économiques, politiques, sociales, culturelles, idéologiques ?

2. Deux acteurs clefs des politiques publiques en France : cabinets et grands corps

En France, deux acteurs jouent un rôle central – quoique discret – dans le fonctionnement des processus de décision. Leur importance constitue assez largement une spécificité française comparée à d’autres pays comme le Royaume-Uni par exemple.

  1. Le premier de ces acteurs prend la forme de ce que Jean-Louis Quermonne a appelé

« l’administration d’état-major » qu’il définit par trois traits fondamentaux : elle se développe auprès de tous les décideurs politiques (chefs de gouvernement, responsables territoriaux…) ; elle ne conduit pas à la création de corps de fonctionnaires particuliers, mais ses membres sont choisis librement par le décideur ; elle se développe à la frontière de l’administration et de la politique [12]. Même si ce type de structure est à peu près partout une caractéristique du premier cercle de la décision, elle connaît en France un développement particulièrement spectaculaire.

Le type même de l’administration d’état-major est le cabinet qui constitue l’entourage immédiat du ministre, du Premier ministre ou du président de la République. Il est composé principalement de fonctionnaires choisis personnellement, ce qui signifie que leur affectation au cabinet échappe à la logique des carrières administratives, même si elle est souvent un tremplin pour l’accès à de hautes responsabilités. Depuis 1958, le rôle des cabinets s’est modifié : autrefois instances très politiques, ils sont aujourd’hui des organes de préparation à la décision. En fait, tout se passe comme si la fonction décisionnelle « remontait » de l’administration vers le cabinet, et l’on peut pratiquement dire que là où il y a décision, il y a cabinet. Cette évolution est encore renforcée par la montée en puissance des services de la présidence (avec le secrétaire général de la présidence de la République) et du Premier ministre avec le secrétariat général du gouvernement (sgg), le secrétariat général des affaires européennes (sgae) ou le secrétariat général de la défense et de la Sécurité nationale (sgdsn). On compte ainsi environ 5 000 agents se consacrant pour l’essentiel à la coordination interministérielle [13].

  1. Les grands corps constituent le deuxième type d’acteur dont le rôle doit être pris en compte pourcomprendre la spécificité des processus de décision dans l’administration française [14]. Cette structuration en corps de l’administration française, permise par la séparation du grade (attribué personnellement au fonctionnaire) et de l’emploi, a deux conséquences en partie contradictoires quant au fonctionnement du milieu décisionnel central. La première est une tendance à l’émiettement : les identités corporatives et les « stratégies de distinction » [15] fondées sur une certaine idée de la « mission » de tel ou tel corps, vont renforcer la tendance au « patriotisme de corps » si fréquent dans la fonction publique. Mais les corps, ou du moins certains d’entre eux, apportent aussi une certaine cohérence au sein de la sectorisation administrative. Il s’agit de ce qu’il est convenu d’appeler les « grands corps » parmi lesquels on place en général l’Inspection des finances, la Cour des comptes et le Conseil d’État, ainsi que les ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts (ipef), des mines ou de l’armement, le corps des administrateurs civils occupant une place à part.

Ainsi, pour définir un grand corps, Jean-Luc Bodiguel et Jean-Louis Quermonne utilisent comme premier critère le caractère interministériel des fonctions exercées et surtout l’aptitude des membres du corps à essaimer en dehors des fonctions d’origine au sein des cabinets ministériels, des sociétés nationales ou même, par le jeu du « pantouflage », dans le secteur privé. Les grands corps forment donc des réseaux d’interconnaissance interministériels qui peuvent être un puissant facteur de mise en cohérence des politiques publiques, renforcé par l’homogénéité de formation de leurs membres qui sont pour la plupart passés par l’ena ou l’École polytechnique.

Comme le montre William Genieys [16] avec la notion « d’élite programmatique », la capacité de ces différents acteurs à se constituer en élite passe désormais par leur rôle dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques. Dans l’analyse d’un processus de décision, les stratégies corporatives seront donc une variable essentielle, toute la question étant de savoir dans quelle mesure d’autres acteurs sont en mesure de contester cette tendance de l’élite administrative à contrôler l’agenda politique.

L’autre question est celle de savoir si, compte tenu des transformations du contexte dans lequel s’élaborent les politiques publiques (ouverture internationale, européanisation, décentralisation, réforme administrative), la place des grands corps ne va pas se transformer. On peut ainsi se demander si la fusion des corps (mines- télécoms ; impôts-trésor ; génie rural, eaux et forêts-ponts et chaussées) va déboucher sur un renforcement ou un affaiblissement du modèle corporatiste à la française.

III. – Réseaux, forums et communautés de politiques publiques

On débouche alors sur un deuxième travail de déconstruction des systèmes de décision qui va conduire à analyser les politiques publiques sous la forme de réseaux d’acteurs. Il s’agit ici d’identifier de nouvelles configurations d’acteurs relativement permanentes qui transcendent les clivages administratifs traditionnels. Cette voie de recherche, qui témoigne de la convergence des paradigmes étatistes et pluralistes, s’est développée à partir de la notion de « réseau de politiques publiques » (policy network).

1. Les réseaux de politiques publiques

La notion de réseau est un classique de la sociologie [17]. Dans le domaine de l’analyse de l’action publique, elle a pris de plus en plus d’importance au cours des années 1980 jusqu’à représenter l’un des domaines les plus dynamiques de la discipline. Cet engouement s’explique parce qu’elle permet de mieux prendre en compte une multitude de phénomènes qui remettent en cause les visions classiques de l’action publique : multiplication et diversification des acteurs participant aux politiques publiques, sectorisation, fragmentation et décentralisation de l’État, affaiblissement des frontières entre le public et le privé, importance croissante des acteurs « transnationaux » et, plus généralement, complexification toujours plus grande des systèmes de décision publics, liée notamment à l’interdépendance croissante des systèmes d’information [18].

En réalité, les recherches sur les politiques publiques tentent depuis longtemps de « cartographier » les interactions entre les différents acteurs d’une politique : dès 1969, Théodore Lowi met en évidence la stabilité des relations entre l’exécutif, le Congrès et les groupes d’intérêt aux États-Unis, en évoquant un « triangle de fer ». Heclo insiste plutôt sur la fluidité de ces relations avec le concept de « réseau thématique » (issue network) qui désigne une forme de relation moins rigide. Heclo et Widawsky, puis Richardson et Jordan proposeront ensuite la notion de « communauté de politique publique » (policy community).

Ces concepts, dont la genèse et les débats qu’ils suscitent sont bien retracés dans l’ouvrage dirigé par Patrick Le Galès et Mark Thatcher [19], conduisent tous à relativiser la frontière État-société civile. En effet, un réseau de politique publique sera toujours marqué par le caractère horizontal, moins hiérarchique et souvent informel des échanges entre les acteurs concernés, par l’absence de fermeture du réseau qui autorise la multiplication des échanges périphériques et par la combinaison de ressources techniques (liées à l’expertise des acteurs) et de ressources politiques (liées à la position des acteurs dans le système politique). En revanche, par rapport au paradigme pluraliste « pur », la notion de réseau introduit une certaine stabilité dans ces relations et offre un certain nombre d’outils pour comprendre comment sont construits ces espaces de rencontre entre les différents acteurs.

L’une des caractéristiques de la notion de réseau, qui fait son intérêt en même temps qu’elle la rend difficile à utiliser, est de renvoyer à des réalités très différentes qui couvrent de nombreuses formes d’articulation entre les groupes sociaux et l’État. Ainsi, R. A. W. Rhodes [20] distingue plusieurs types de réseaux, comme le réseau thématique qui regroupe simplement des acteurs autour d’un problème ou d’une revendication comme la défense d’un projet de loi, le réseau professionnel fortement soudé autour d’une expertise spécifique, ou la communauté de politique publique, c’est-àdire une configuration stable au sein de laquelle des membres sélectionnés et interdépendants partagent un nombre important de ressources communes et contribuent à la production d’un output commun.

Le risque est ici de considérer comme « réseau » n’importe quelle forme d’organisation humaine reliée, de près ou de loin à la décision politique. Il reste que cette notion permet d’abord de reconstituer les logiques en fonction desquelles vont s’associer les acteurs. On pourra ainsi mettre en évidence des regroupements autour d’intérêts professionnels, de défense d’intérêts spécifiques, d’adhésion à une certaine vision de l’action publique.

La notion de réseau permet surtout de comprendre les mécanismes en fonction desquels les différents réseaux vont entrer en contact, s’articuler à travers des processus de conflit, de négociation ou de coalition. Le travail le plus important sera ici d’identifier les acteurs susceptibles d’agir à l’interface entre les différents réseaux dans la mesure où ce sont eux qui exerceront la fonction stratégique d’intégration des différentes dimensions de la décision, leur principale ressource étant leur multipositionalité qui leur permet d’agir dans plusieurs systèmes d’action.

2. Forums et communautés de politiques publiques

L’une des fonctions les plus importantes des réseaux de politiques publiques est donc d’être le lieu où se construisent les diagnostics et les solutions qui vont déboucher sur la décision politique : les réseaux sont des lieux de production du sens des politiques publiques.

C’est ici que les recherches de Bruno Jobert constituent un apport important dans la compréhension de la dialectique entre le jeu des acteurs et la transformation des matrices cognitives. Dans ses travaux sur l’émergence de ce qu’il appelle le « tournant néolibéral », il s’interroge en effet directement sur les modalités à partir desquelles « s’impose », au cours des années 1980, une nouvelle vision de l’action publique. Il montre, en particulier, que le processus d’imposition/acceptation du changement de référentiel passe par le fonctionnement différencié de plusieurs instances, qu’il nomme « forums » [21]. Il distingue d’abord le forum scientifique des économistes, au sein duquel va être mise à mal, dès les années 1970, la domination du paradigme keynésien, ouvrant ainsi la voie à une « prise de conscience » des défaillances de l’action publique. Le forum de la communication politique constitue une autre scène spécifique de « construction de la réalité sociale » sur laquelle vont se modifier les termes de la rhétorique politique dans un contexte de sortie de la guerre froide, d’émergence de nouveaux intérêts et de nouvelles revendications. Le « consensus modernisateur » en phase avec le paradigme keynésien s’efface devant une nouvelle rhétorique exaltant les « gagnants » de la nouvelle compétition économique et stigmatisant les blocages sociaux. Le forum des communautés de politiques publiques, enfin, renvoie à la « conduite des débats et des controverses dans les divers réseaux de politiques publiques ». C’est le lieu où se fabriquent les « recettes » à partir desquelles vont être mis en place les programmes concrets d’action publique. La variété et la spécificité des acteurs qui interviennent dans ces forums expliquent la forte différenciation de l’inscription du nouveau référentiel global selon les domaines, les secteurs ou selon les pays.

Le point le plus intéressant dans cette conceptualisation est en effet la constatation selon laquelle chacun de ces forums fonctionne selon des règles propres, selon une temporalité particulière et met en scène des acteurs différents. Chaque acteur va donc « travailler » la nouvelle matrice cognitive et normative dans une perspective spécifique en fonction d’impératifs différents : le fonctionnement du forum des économistes est ainsi marqué par la recherche de l’excellence académique dans le paradigme dominant (mais aussi par le jeu de l’innovation intellectuelle et de la rupture) ; les acteurs du forum de la communication politique sont animés par la volonté de participer à la construction de coalitions politiques partisanes susceptibles d’accéder au pouvoir ; quant aux communautés de politiques publiques, les recettes de leur « cuisine » sont marquées par la transaction entre les dimensions du global et du sectoriel, entre l’administratif et le professionnel (y compris dans sa dimension identitaire), le technique et le politique.

Cette distinction entre différents forums met donc bien en lumière l’importance et la complexité du rôle des acteurs dans la définition de l’agenda politique. Dans son étude sur la réforme de la politique agricole commune, Ève Fouilleux prolonge cette approche en montrant comment le changement du référentiel de la pac s’opère à travers une série d’ajustements progressifs entre des forums qui participent à la construction du nouveau cadre d’interprétation du monde selon des modalités de fonctionnement très différentes [22]. Travaillant, à la différence de l’exemple développé par Bruno Jobert, sur le cas d’une politique sectorielle, elle met en évidence l’importance des forums professionnels comme lieux de fabrication des idées nouvelles. Quant à Laurie Boussaguet, elle a montré que les parents d’enfants victimes de pédophiles ont constitué un forum des profanes (par opposition aux spécialistes) qui a participé à la définition de la politique sans y avoir été invité [23].

IV. – Les politiques publiques transforment la politique

Si l’on élargit les perspectives esquissées ici, on prend alors conscience que, au fur et à mesure que les sociétés modernes deviennent plus complexes, les transformations de l’action publique entraînent des conséquences qui vont au-delà de la conduite du travail gouvernemental et qui touchent à la fonction politique elle-même : de plus en plus, faire de la politique consiste à faire des politiques publiques. Voici quelques changements relevant de cette évolution qui renvoie notamment aux travaux sur la notion de policy feedback [24].

  1. L’accès aux cercles de la décision est une ressource politique essentielle qui permet à un acteursocial de faire avancer ses intérêts. Or, le développement des politiques publiques a modifié les conditions d’obtention de cette ressource rare. Désormais, il ne suffit plus de connaître son député ni même d’organiser une manifestation réussie pour peser efficacement sur le processus d’élaboration des politiques publiques. La complexité croissante des instruments d’action publique tend à modifier les codes d’accès aux circuits de décision et suppose la mise en œuvre d’une véritable stratégie de participation au processus de fabrication des politiques. De ce fait, les groupes d’intérêts doivent faire l’apprentissage du fonctionnement des cercles de la décision de façon à situer leur action le plus en amont possible du processus décisionnel. Toutes les organisations (notamment professionnelles) sont alors contraintes d’étoffer considérablement leurs services d’études afin de tenir à jour les « dossiers » et à développer leur capacité d’expertise. Cette observation vaut également pour les acteurs politiques. Pour que les parlements retrouvent une partie de leur influence politique, ils doivent impérativement se donner les moyens de développer leur propre expertise par la mise en place de procédures d’évaluation parlementaire par exemple. Cette exigence est évidemment renforcée par le développement des politiques européennes tout comme elle se fait sentir également au niveau local.
  2. Une telle redistribution de l’expertise en matière de politiques publiques produit des effets sur lesmodalités de légitimation de la politique. On constate ainsi qu’à la légitimité traditionnelle fondée sur la possession d’un mandat électif vient s’ajouter une légitimité fondée sur l’aptitude à participer au processus de développement des programmes politiques. Il ne s’agit pas de reprendre ici le thème de la « fin des idéologies » ou de la « fin de la politique ». Les politiques publiques, contrairement aux espoirs (ou aux craintes) de certains, n’ont pas rendu l’activité politique plus rationnelle. Il reste que la crédibilité des acteurs de la politique dépend de plus en plus de leur capacité à mettre en évidence leur savoir-faire de « fabricants de politiques publiques » tout en soulignant l’incompétence de leurs adversaires.
  3. Ces changements conduisent en définitive à une modification des codes de l’action politique. Pourse transformer en acteurs politiques, les citoyens sont désormais tenus de maîtriser un double langage : d’un côté, ils doivent parler le langage de l’affrontement idéologique ou partisan qui établit une opposition radicale entre les adversaires ; de l’autre, il leur faut s’exprimer dans le langage des politiques publiques, qui met l’accent sur les limites des choix politiques et l’ampleur des contraintes juridiques, techniques ou économiques. Cette obligation de maîtriser ce double code explique certainement une partie des difficultés qui affectent les partis politiques aujourd’hui : l’impact des politiques publiques sur la vie politique débouche sur une crise de leur « fonction tribunitienne » et accentue la contradiction entre logique de gouvernement et logique protestataire.
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D’une manière plus générale, il est important de souligner ici à quel point il est fondamental de combiner une approche en termes de politics (le vote, les mobilisations) et de policies (l’action publique) pour interpréter les transformations des sociétés contemporaines. D’un côté, il est indispensable de prendre en compte le rôle de « formatage » de la société civile par les politiques publiques. À l’inverse, comment saisir les ressorts de l’action publique sans intégrer ses moments partisans ou protestataires [25] ?

Notes

  • -L. Cambell, « Pour convaincre les sceptiques : à propos des idées et des critiques de la théorie du choix rationnel », Sociologie et Sociétés, printemps 2002, vol. XXXIV, no 1.
  • Simon, Administrative Behavior. a Study of Decision-Making Processes in Administrative Organizations, New York, Free Press, 1957.
  • J. March, H. Simon, Les organisations, Paris, Dunod, 1964.
  • Lindblom, « The Science of Muddling-Through », Public Administration Review, 19, 1959.
  • J. March, Décisions et Organisations, Paris, Éd. d’Organisation, 1988.
  • Ch. Musselin, « Les universités sont-elles des anarchies organisées ? », dans J. Chevallier (dir.), Désordre(s), Paris, Puf, 1997.
  • Bezes, « Administration », dans L. Boussaguet, S. Jacquot et P. Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, p. 31.
  • Pour un état des lieux, cf. B. G. Peters, J. Pierre (dir.), Handbook of Public Administration, Londres, Sage, 2012, 3e éd.
  • Grémion, Profession : décideurs. Pouvoir des hauts fonctionnaires et réforme de l’État, Paris, Gauthier-Villars, 1979.
  • H. Oberdorff, Les institutions administratives, Paris, Armand Colin, 2002.
  • Allison, Essence of Decision: Explaining the Cuban Missile Crisis, Boston, Little Brown,1971.
  • J.-L. Quermonne, L’appareil administratif de l’État, Paris, Le Seuil, 1991, p. 29 sq.
  • Sadran, Le système administratif français, Paris, Montchrestien, 1997, p. 25.
  • , par exemple, M.-C. Kessler, Les grands corps de l’État, Paris, Puf, coll. « Que sais-je ? »,1994.
  • Rouban, op. cit., La fonction publique, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2009, 3e éd.,p. 40.
  • Genieys, Sociologie politique des élites, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2011.
  • A. Degenne, M. Forsé, Les réseaux sociaux, Paris, Armand Colin, 2004, 2e éd.
  • P. Kenis, V. Schneider, « Policy Networks and Policy Analysis: Scrutinizing a New Analytical Toolbox », dans B. Marin, R. Mayntz (dir.), Policy Networks: Empirical Evidence an Theoretical Considerations, Frankfurt/Main, Campus, 1991.
  • Le Galès, M. Thatcher (dir.), Les réseaux de politique publique. Débats autour des policynetworks, Paris, L’Harmattan, 1995.
  • A. W. Rhodes, D. Marsh, « Les réseaux d’action publique en Grande-Bretagne », dans P. LeGalès, M. Thatcher, op. cit., p. 44.
  • Jobert, « Le retour du politique », dans B. Jobert (dir.), Le tournant néolibéral en Europe,Paris, L’Harmattan, 1994.
  • É. Fouilleux, La politique commune et ses réformes. Une politique à l’épreuve de la globalisation, Paris, L’Harmattan, 2003.
  • Boussaguet, La pédophilie, problème public : France, Belgique et Angleterre, op. cit.
  • P. Pierson, « Review. When Effect Becomes Cause: Policy Feedback and Political Change», World Politics, 45, p. 595-628.
  • Sur cette question, la littérature commence à être moins rare en français. Cf. C. Dupuy, Ch. Halpern, « Les politiques publiques face à leurs protestataires », Revue française de science politique, août 2009, vol. 59, no 4.

 

Chapitre III

Expliquer le changement : l’analyse cognitive des politiques publiques

Ce qui caractérise le mieux le renversement opéré par l’analyse des politiques publiques est le fait qu’elle entend saisir l’État à partir de son action [1]. Comme le souligne Jean Leca [2], elle a montré de manière définitive que les fonctions de gouvernement sont irréductibles aux processus de représentation politique, et que l’on ne peut pas « déduire » le contenu et les formes des activités gouvernementales des caractéristiques de la « politique électorale ».

Le problème qui se pose aujourd’hui est alors celui des limites de ce retournement de perspective, et notamment la difficulté que rencontre le modèle standard de l’analyse des politiques publiques à rendre compte d’une question centrale dans les réflexions actuelles sur la politique : comment « produit-on » de l’ordre politique dans des sociétés de plus en plus complexes, de plus en plus fragmentées et de plus en plus ouvertes sur l’extérieur ? Tout se passe comme si la déconstruction des grands systèmes d’explication de l’ordre politique, à laquelle l’analyse des politiques publiques a contribué, laissait à nouveau ouverte la question de savoir ce qui fait « tenir ensemble » les différentes composantes de ce qui constitue aujourd’hui une société politique.

On va donc se demander s’il est possible de préserver les acquis irremplaçables de l’approche par les acteurs tout en intégrant le caractère irréductible de la dimension globale : comment penser le fait que les acteurs agissent, définissent des stratégies, effectuent des choix, mobilisent des ressources – bref sont « libres » dans le cadre de structures d’ordre global sur lesquelles ils n’ont que marginalement la possibilité d’agir. Telle est la difficile question que se pose l’analyse cognitive des politiques publiques à travers une théorie du changement qui lui est spécifique.

I. – Les politiques publiques comme construction d’un rapport au monde

Chaque politique, on l’a vu, est d’abord une tentative d’agir sur un domaine de la société, quelquefois pour freiner son évolution, plus souvent pour le transformer ou l’adapter : la politique de défense cherche à assurer la sécurité extérieure, la politique sociale doit gérer les déséquilibres du système de protection sociale, la politique de l’environnement cherche à lutter contre les différentes formes de pollution. Cette action sur la société passe par la définition d’objectifs (accroître la capacité de projection des forces armées, diminuer les dépenses sociales, limiter la pollution automobile…) qui vont eux-mêmes être définis à partir d’une représentation du problème, de ses conséquences et des solutions envisageables pour le résoudre.

Dans cette perspective, les politiques publiques sont beaucoup plus que des processus de décision auxquels participent un certain nombre d’acteurs. Elles constituent le lieu où une société donnée construit son rapport au monde, c’est-à-dire à elle-même : les politiques publiques doivent être analysées comme des processus à travers lesquels sont élaborées les représentations qu’une société se donne pour comprendre et agir sur le réel tel qu’il est perçu : quels sont les dangers qui la menacent ? Comment répartir les richesses ? Quelle place accorder à l’État ? Quelle doit être la place des femmes dans la sphère du travail ?

1. Les cadres cognitifs et normatifs de l’action publique

Cette approche qui met l’accent sur la fonction cognitive de l’action publique a été développée par de nombreux auteurs qui cherchent à montrer que l’action publique s’organise autour de cadres (frames) qui constituent l’univers cognitif des acteurs et qui présentent une certaine stabilité dans le temps.

C’est ainsi que Peter Hall s’est inspiré des travaux de Thomas Kuhn sur les révolutions scientifiques [3] en utilisant la notion de paradigme pour désigner la conception globale qui anime les promoteurs d’une politique. Il a ainsi montré comment, dans le champ des politiques économiques (avec l’arrivée de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan au pouvoir), a été remis en cause au cours des années 1970 le paradigme keynésien au profit d’une conception néolibérale de l’action de l’État [4]. En France, cette approche a été développée par Yves Surel [5].

Dans la même perspective, Paul A. Sabatier propose la notion d’advocacy coalition qui désigne un ensemble d’acteurs d’une politique publique en tant qu’ils par- tagent un certain nombre de croyances constituant une vision du monde organisée en trois niveaux [6] : un noyau central (deep core) formé de croyances générales non liées à une politique spécifique (par exemple : les vertus de la démocratie), des croyances liées à une politique spécifique (policy core) et des aspects secondaires correspondant à des questions plus techniques.

Vivien Schmidt suggère une approche similaire en mettant l’accent sur le « discours politique » (policy discourse) qui comprend à la fois des idées, des valeurs et des normes de politique publique, l’ensemble ayant une fonction à la fois cognitive et normative. Elle distingue ainsi le « discours de coordination » (coordinative discourse) des acteurs concernés directement par la politique publique et le « discours de communication » (communicative discourse) propre à des acteurs qui interviennent plus largement dans l’espace public [7]. Claudio Radaelli propose la notion de « récits de politiques publiques » (policy narratives) qui sont des histoires causales mettant en scène les contraintes et les enjeux qui doivent conduire à la décision. Il montre ainsi comment la « nécessité » de transformer la politique macroéconomique italienne dans les années 1990 a été légitimée par un récit des causes qui rendaient nécessaire l’action réformatrice du gouvernement italien [8].

2. Le référentiel des politiques publiques

Éla- borer une politique publique consiste donc d’abord à construire une représentation, une image de la réalité sur laquelle on veut intervenir. C’est en référence à cette image cognitive que les acteurs organisent leur perception du problème, confrontent leurs solutions et définissent leurs propositions d’action : cette vision du monde est le référentiel d’une politique.

Le référentiel correspond avant tout à une certaine vision de la place et du rôle du secteur concerné dans la société. Par exemple, les propositions que l’on pourra faire en matière de politique de la santé dépendront de la représentation que l’on se fait de la place de la maladie dans la société moderne et du statut des personnels chargés de mettre en œuvre les systèmes de soin. De même, l’exemple de l’interruption volontaire de grossesse montre que l’émergence d’une politique comme celle mise en place par Simone Veil supposait que se soient modifiées les représentations dominantes concernant la sexualité et la place des femmes. La réforme des systèmes de retraite renvoie clairement à un débat sur le rapport entre vieillissement et vie active, tout comme l’autorisation du mariage entre personnes du même sexe témoigne d’un changement du regard sur l’homosexualité.

Autre exemple : la définition d’une politique de défense nationale dépendra étroitement de la perception du risque principal et de la place que l’on entend assigner à l’armée dans la nation. Suivant qu’il s’agira de défendre le pays aux frontières, d’assumer une certaine place dans le concert mondial ou de diffuser un message révolutionnaire, la représentation du rôle de l’armée variera et donc le référentiel de la politique de la défense. En matière de politique industrielle, les choix politiques sont très différents suivant que l’on se représente l’industrie avant tout comme moyen de lutte contre le chômage ou comme outil de compétitivité extérieure. Dans un cas, on cherchera à sauver le maximum d’emplois, dans l’autre on encouragera les restructurations malgré leur coût social.

À chaque fois, le référentiel d’une politique est constitué d’un ensemble de prescriptions qui donnent du sens à un programme politique en définissant des critères de choix et des modes de désignation des objectifs. Il s’agit à la fois d’un processus cognitif permettant de comprendre le réel en limitant sa complexité et d’un processus prescriptif permettant d’agir sur le réel.

En tant que structure de sens, le référentiel articule ainsi quatre niveaux de perception du monde qui doivent être distingués, mais dont les liens sont évidents : des valeurs, des normes, des algorithmes et des images :

les valeurs sont les représentations les plus fondamentales sur ce qui est bien ou mal, désirable ou à rejeter. Elles définissent un cadre global de l’action publique. Le débat équité vs égalité est typiquement un débat au niveau des valeurs, comme peut l’être le débat sur « la croissance », la préservation de l’écosystème ou la « famille » ;

les normes définissent des écarts entre le réel perçu et le réel souhaité. Elles définissent des principes d’action plus que des valeurs : « L’agriculture doit se moderniser » ; « Il faut diminuer le coût des dépenses de santé » ; « Les entreprises françaises doivent être exposées à la concurrence » ; « les homosexuels doivent avoir les mêmes droits que les hétérosexuels » ;

les algorithmes sont des relations causales qui expriment une théorie de l’action. Ils peuvent être exprimés sous la forme « si… alors » : « si le gouvernement abaisse les charges des entreprises, alors elles gagneront en compétitivité » ; « si l’on cède au chantage des preneurs d’otages, alors ils recommenceront » ; « si l’État transfère les politiques de lutte contre l’exclusion vers les collectivités locales, alors elles seront plus efficaces parce que plus proches des intéressés » ;

les images (« le jeune agriculteur dynamique et modernisé » ; « le président visitant une école ou un hôpital » ; « Airbus plus fort que Boeing » ; « les troupes américaines abattant la statue du dictateur ») sont des vecteurs implicites de valeurs, de normes ou même d’algorithmes. Ce sont des raccourcis cognitifs qui font sens immédiatement.

3. Référentiel global, référentiel sectoriel

En tant que représentation de la place et du rôle de l’État dans une société donnée à une époque donnée, le référentiel d’une politique publique peut se décomposer en deux éléments : le référentiel global et le référentiel sectoriel, la relation entre les deux formant ce qu’on appellera le rapport global-sectoriel (rgs).

  1. Le référentiel global est une représentation générale autour de laquelle vont s’ordonner et sehiérarchiser les différentes représentations sectorielles. Il est constitué d’un ensemble de valeurs fondamentales qui constituent les croyances de base d’une société, ainsi que de normes définissant le rôle de l’État et des politiques publiques. Il constitue la représentation qu’une société se fait de son rapport au monde et de sa capacité à agir sur elle-même par l’action publique. Contrairement à ce qu’une définition trop superficielle pourrait laisser penser, le référentiel global ne constitue pas une vision parfaitement cohérente du monde. Les valeurs qui le composent sont elles-mêmes enjeux de conflits (par exemple aujourd’hui la place du social, ou de la fonction publique). Le référentiel global n’est pas un consensus, mais il balise le champ intellectuel au sein duquel vont s’organiser les conflits sociaux. Il reste que l’ensemble des valeurs et des normes du référentiel global forme un système hiérarchisé, ce qui veut dire que, à une époque donnée, certaines normes vont avoir la primauté sur d’autres. Ainsi, tout au long du xxe siècle, on peut repérer en France la succession d’un certain nombre de grands cadres d’interprétation du monde qui mettent en ordre les différents sousunivers de sens que constituent secteurs, professions ou domaines de l’action publique (cf. infra).

La principale question, aujourd’hui, concerne la capacité de l’État-nation à constituer le lieu du global. Alors que, jusqu’ici, la transaction entre une vision globale du monde et les différents sousunivers de sens correspondant aux secteurs de politiques publiques s’effectuait pour l’essentiel au niveau national, le lieu du global tend de plus en plus à se situer au-delà de l’État. Cela signifie que, dans la perspective de l’analyse cognitive des politiques publiques, le processus de globalisation correspond à une forme de découplage entre les fonctions de construction des cadres généraux d’interprétation du monde, d’une part, et, d’autre part, les fonctions de construction du compromis social sur lequel reposent les systèmes politiques modernes. Alors que jusqu’ici l’État-nation était le lieu où se combinaient – plus ou moins bien – ces deux fonctions qui participent à la construction d’un ordre politique légitime, le processus de globalisation tend à les dissocier de plus en plus nettement.

D’un côté, les acteurs participant à la construction des matrices cognitives globales se réfèrent de moins en moins à un statut étatique : réseaux d’entreprises et financiers, institutions internationales comme la Banque mondiale, le fmi ou l’omc, réseaux de la « société civile » (églises, ong), réseaux scientifiques : les forums de production des idées globales sont désormais transnationaux [9] et conduisent parfois à une « privatisation » des politiques publiques [10]. D’un autre côté, les États sont contraints d’assumer et de traduire, dans un cadre territorial de plus en plus contesté, les conséquences des changements du référentiel global et d’assurer, tant bien que mal, la reproduction des compromis politiques et sociaux.

  1. Le référentiel sectoriel est une représentation du secteur, de la discipline ou de la profession. Sonpremier effet est de baliser les frontières du secteur. En effet, la configuration d’un secteur comme l’agriculture, les transports ou le social dépend étroitement de la représentation que l’on se fait de la place de l’agriculture, des transports et de la solidarité dans la société. Les frontières d’un secteur sont l’objet de conflits permanents en liaison avec les controverses sur le contrôle de l’agenda politique. Comme le référentiel global, le référentiel d’un secteur est un construit social dont la cohérence n’est jamais parfaite. Au sein d’un secteur donné coexistent toujours plusieurs conceptions de la nature et de l’extension des limites sectorielles, l’une d’entre elles étant en général dominante, souvent parce que c’est elle qui est conforme à la hiérarchie globale des normes existant dans le référentiel global. C’est alors cette représentation qui s’impose comme image de référence pour la politique publique correspondante dans la mesure où elle génère des éléments d’articulation entre global et sectoriel.
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4. Les médiateurs

La recherche des agents qui, en raison d’une capacité à se situer à cheval entre deux univers de sens, constitue un passage obligé de toute analyse du changement de politique publique. On en trouve de nombreux exemples dans la littérature sur l’action publique avec les notions de skilled social actors [11], policy brokers [12], de traducteur [13]  M. Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction… [13] ou de transcodeur [14]. Ce qui caractérise les médiateurs tels qu’on cherche à les définir ici est leur capacité à faire le lien entre deux espaces d’action et de production du sens spécifiques : le global est le sectoriel. Comme on l’a vu, ces deux espaces se définissent par le fait que les rapports au temps et à l’espace n’y sont pas les mêmes. Les médiateurs vont donc incarner la relation complexe entre les contraintes du global et l’autonomie du sectoriel. C’est en cela qu’ils sont les médiateurs du changement. L’étude de ces médiateurs conduit très vite à constater que le référentiel d’une politique publique ne s’identifie pas aux discours et prises de position des élites. La production du sens n’est pas réservée aux intellectuels professionnels au sens classique du terme (universitaires, journalistes), et les médiateurs sont la plupart du temps issus directement des groupes dont ils vont définir le rapport au monde. C’est pourquoi on trouve la plupart du temps dans le référentiel une composante identitaire extrêmement forte, dans la mesure où il fonde la vision qu’un groupe se donne de sa place et de son rôle dans la société. L’élaboration d’une politique publique est à la fois un processus de construction d’une nouvelle forme d’action publique et, de manière indissoluble, un processus par lequel un acteur collectif travaille sur son identité sociale, comme on le voit à propos de l’enseignement ou de la défense par exemple.

Le référentiel ne constitue donc pas une simple « ressource » manipulable à volonté par les groupes en compétition. Les croyances et les visions du monde n’ont pas un statut équivalent aux ressources monétaires ou organisationnelles. Elles sont le résultat d’une relation très complexe entre la place du groupe dans la division du travail et l’identité construite à partir de cette place.

De ce point de vue, le processus de construction d’un référentiel est à la fois une prise de parole (production du sens) et une prise de pouvoir (structuration d’un champ de forces). On observe alors une relation circulaire entre le processus de construction du sens et le processus de prise de pouvoir : c’est parce qu’il définit le nouveau référentiel qu’un acteur prend le leadership du secteur en affirmant son hégémonie mais, en même temps, c’est parce que cet acteur affirme son hégémonie que le référentiel devient peu à peu la nouvelle norme. On retrouve, dans cette étude du processus de médiation, les analyses classiques de Gramsci sur les intellectuels [15]. Le référentiel d’une politique, ce n’est pas seulement des idées, mais des idées en action.

II. – Analyser le changement de l’action publique dans les sociétés complexes

Comme théorie de l’action publique, l’analyse cognitive des politiques publiques est fondamentalement une théorie du changement dans la mesure où elle propose une approche prenant en compte à la fois les contraintes des structures sociales et les marges de liberté des acteurs. Pour aborder cette question du changement qui a suscité une littérature importante [16], on peut s’appuyer sur une définition librement inspirée des travaux de Peter Hall sur les transformations des politiques économiques britanniques [17] : il y a changement de politique publique lorsque l’on peut constater :

un changement des objectifs des politiques et, plus généralement, des cadres normatifs qui orientent l’action publique ;

un changement des instruments qui permettent de concrétiser et de mettre en mouvement l’action publique dans un domaine ;

un changement des cadres institutionnels qui structurent l’action publique dans le domaine concerné.

La question la plus intéressante, mais aussi la plus difficile, est sans doute celle de la « nécessité » du changement : pourquoi, à un moment donné, une politique publique est-elle soumise à une forme de « contrainte du changement » et de quelle marge de jeu les acteurs de cette politique disposent-ils par rapport à cette contrainte ? Cette question de l’autonomie des gouvernants face au changement ne date pas d’aujourd’hui mais, comme le montre l’agenda des gouvernements dans toutes les démocraties occidentales, elle est au cœur de l’actualité politique : de la réforme des politiques sociales à la transformation des politiques éducatives en passant par la mise en place de nouvelles politiques économiques, la transformation des politiques de défense ou de protection de l’environnement, il est difficile de trouver un domaine d’action publique pour lequel cette question de la contrainte du changement ne se pose pas.

En réalité, on ne peut pas comprendre l’action publique dans les sociétés modernes, et particulièrement les processus de changement des politiques publiques si l’on ne combine pas une approche par les structures [18], qui permet de mettre en évidence les contraintes, et une approche par les acteurs [19]. Or, le moyen le plus efficace pour effectuer cette combinaison est de mettre en évidence les mécanismes en fonction desquels les cadres cognitifs et normatifs qui constituent le cœur de l’action publique – les référentiels – sont à la fois l’expression des contraintes structurelles et le résultat du travail sur le sens effectué par les acteurs.

1. La question du changement : entre structures et acteurs

Pendant longtemps, cette question du changement dans l’action publique a été dominée par des approches de type holiste (qui privilégient les effets de la société sur les comportements individuels). Le marxisme, par exemple, pouvait constituer un cadre global commode pour rendre compte des transformations de l’État par des structures (économiques, sociales, institutionnelles, cognitives) qui reflétaient un rapport de domination, c’est-à-dire d’une relation stabilisée dans laquelle un groupe social fait valoir ses intérêts en même temps qu’il fait reconnaître la supériorité de sa vision du monde. Une autre perspective globale a conduit un certain nombre d’auteurs, notamment français, à souligner l’importance de la dimension sociohistorique dans l’analyse de l’action publique [20]. Pierre Bourdieu, de son côté, prend ses distances par rapport aux modèles purement déterministes en affirmant que « la reproduction de l’ordre social s’accomplit seulement à travers les stratégies et les pratiques par lesquelles les agents se temporalisent et contribuent à faire le temps du monde » [21].

Dans une perspective très différente, l’analyse des politiques publiques s’est au contraire constituée, aux États-Unis principalement, dans une posture individualiste. Alors que la question du changement a fait l’objet d’un très grand nombre de controverses, le problème des structures n’est en réalité présent qu’en creux dans les différentes thèses en discussion, à condition de regrouper, dans une vision large de la notion de « structures », l’ensemble des mécanismes d’ordre historique, institutionnel, économique, social, culturel ou cognitif qui encadrent de manière stabilisée dans le temps les initiatives que les différents acteurs cherchent à prendre. Par exemple, Lindblom ou Wildavsky [22] ont insisté sur l’importance des contraintes informationnelles ou celles liées aux stratégies de négociation qui pesaient sur les acteurs, en limitant fortement leur capacité à penser le changement et donc à l’organiser. Les approches en termes de choix rationnel (public choice), qui constituent désormais le mainstream de l’analyse des politiques publiques, s’inscrivent, elles, dans une perspective explicitement fondée sur l’analyse du jeu des acteurs dans un contexte où les institutions comptent beaucoup moins [23]. Mais cette démarche présente deux limites. D’abord, elle ne rend compte que difficilement des conditions concrètes de production du changement dans la mesure où elle s’appuie sur une définition très abstraite des acteurs intervenant dans le jeu qui sont supposés avoir pu définir des préférences relativement simples et clairement identifiables par l’observateur. En second lieu, elle n’explique pas pourquoi, dans certaines situations, des acteurs sont contraints de changer leur position dans le jeu, pourquoi certains acteurs voient leur position s’affaiblir (ils peuvent même être exclus du jeu) alors que la position d’autres acteurs se trouve renforcée.

2. L’apport du néo-institutionnalisme

Les théories qui présentent la plus grande proximité avec l’analyse cognitive du changement sont sans doute les approches néo-institutionnalistes [24], dans la mesure où la question de la relation structure/acteurs y est explicitement formulée à travers la relation entre institutions, cadres cognitifs et acteurs : les institutions sont ici des « routines, des procédures, des conventions, des rôles, des stratégies, des formes organisationnelles et des technologies autour desquelles l’activité politique est construite » ainsi que des « croyances, paradigmes, codes, cultures et savoirs qui entourent, soutiennent, élaborent et contredisent ces rôles et ces routines » [25]. Ces approches mettent donc bien en avant les contraintes que les institutions font peser sur les acteurs, notamment avec l’existence de cadres cognitifs et normatifs, véritables « cartes mentales » à travers lesquelles les acteurs d’une politique publique perçoivent et construisent le réel en éliminant certains éléments et en en sélectionnant d’autres [26]. L’une des notions clés est ici celle de path dependence (dépendance au chemin emprunté) qui synthétise l’expérience accumulée par les acteurs sous forme d’apprentissage et tend à verrouiller les possibilités de changement en rigidifiant progressivement les croyances des acteurs.

Comme le montrent les travaux de Paul Pierson [27], la question du changement n’y est pas négligée. Les néo-institutionnalistes s’efforcent en particulier de rendre compte des changements à partir des effets d’accumulation produits par des réformes successives et de faible ampleur. Un changement progressif (incrémental) peut donc être à la source de réformes de grande ampleur [28].

3. L’analyse cognitive du changement

La limite de toutes ces théories du changement est la question de la prédictibilité du changement : dans quelle mesure est-il possible de proposer un modèle théorique permettant, même de façon limitée, de prévoir le changement d’une politique donnée ? L’approche cognitive s’efforce précisément de montrer qu’une telle théorie globale du changement est à la fois possible et nécessaire pour donner un sens aux transformations incessantes de l’action publique. Cette théorie s’articule autour de trois propositions :

  1. les problèmes qui font l’objet des politiques publiques proviennent de désajustement entre les différents sous-systèmes ou secteurs constituant la société. Ces tensions résultent de la fragmentation croissante entre différents sous-systèmes sociaux dont l’ajustement est toujours plus problématique, chacun de ces sous-systèmes tendant à se constituer en un univers de sens et d’action autonome dominé par des acteurs défendant des intérêts particuliers liés à une représentation spécifique de leur place dans la société ;
  2. la perception des problèmes qui résultent de ces désajustements se fait pour l’essentiel à travers une vision globale de la place et du rôle de ces différents sous-systèmes ou secteurs dans la société. C’est la plus ou moins grande adéquation des logiques sectorielles à ce cadre cognitif et normatif global qui va exprimer l’ampleur des désajustements sectoriels ;
  3. l’objet des politiques est d’agir sur ces tensions, essentiellement en tentant d’adapter les caractéristiques des sous-systèmes concernés pour qu’elles correspondent à ce qu’elles « doivent » être du point de vue de la vision globale. Dans cette perspective, ce que l’on a appelé le rapport global sectoriel (RGS) constitue l’outil essentiel pour analyser le changement et le rôle de l’action publique dans la régulation du changement social. En effet, si le rgs est l’expression de la place et du rôle du secteur (ou du domaine, ou du champ) dans la société globale, il constitue aussi l’objet des politiques publiques, dont le but est précisément de tenter d’ajuster le fonctionnement du secteur par rapport au global.

L’observation des transformations du rapport global-sectoriel permet donc, dans une certaine mesure et à un certain niveau de généralité, de prévoir le changement de politique, parce que les transformations globales prennent la forme d’une contrainte pour les acteurs concernés par une politique spécifique. Ces acteurs doivent d’une façon ou d’une autre en tenir compte parce qu’ils n’ont pas la possibilité d’agir sur le niveau global. Mais cette relation de détermination ne permet pas de prévoir de manière précise les formes concrètes et le contenu spécifique du changement de telle ou telle politique : c’est le sens du changement qui est prédictible et non ses modalités. On peut ainsi dire que les acteurs des politiques publiques sont à la fois contraints par le changement global et libres parce qu’ils possèdent une capacité irréductible à mobiliser des ressources spécifiques et à convertir ces ressources en stratégies particulières. En voici trois exemples.

III. – Les politiques publiques comme médiation

Le premier exemple concerne un secteur, l’agriculture, qui permet de montrer comment la transformation d’un groupe social peut être prise en charge dans le cadre d’une politique publique par l’action d’une élite syndicale issue de ses rangs [29]. Le deuxième exemple montre comment un secteur industriel, l’aéronautique, a été transformé sous l’action d’une élite restreinte qui a su intégrer les transformations du contexte global. Le troisième concerne un domaine qui n’a pas connu de véritable sectorisation.

1. La politique agricole : la médiation par un groupe professionnel

Jusqu’en 1940 [30], la politique agricole française est d’abord une politique de maintenance marquée par la volonté de freiner l’exode rural grâce à des tarifs douaniers élevés et par un refus d’encourager la modernisation de l’agriculture. Même si cette politique peut paraître étrange aujourd’hui, elle était cohérente avec la place et le rôle de l’agriculture dans la société française de l’époque. Dans le modèle de développement « choisi » par la société française de la fin du xixe siècle, le développement industriel n’exigeait pas une profonde transformation de la paysannerie [31]. Au niveau politique, ensuite, la IIIe République est (au moins jusqu’en 1914) confrontée à l’opposition entre républicains au pouvoir et forces conservatrices hostiles à la République qui tentent d’organiser la paysannerie sous la bannière des organisations professionnelles qu’elles contrôlent, les républicains ripostant par la fondation d’organisations concurrentes et surtout par la création du ministère de l’Agriculture en 1881.

La politique agricole des gouvernements de la IIIe République est donc conforme au rapport globalsectoriel qui caractérise l’agriculture à cette époque : l’activité agricole est largement immergée dans un monde rural encore peu touché par la modernité et la division du travail. Le référentiel global de l’époque, marqué par l’idée libérale du laisser-faire, prend la forme en France d’un référentiel d’équilibre mettant en avant la préservation d’un ordre social qui passe par la prééminence des élites territoriales s’appuyant sur une légitimité locale.

Cet équilibre va s’effondrer brutalement en même temps que la IIIe République. L’agriculture devient un secteur économique dont le « retard » est désormais perçu comme insupportable. Lorsque le général de Gaulle revient au pouvoir en 1958, l’agriculture française se trouve ainsi confrontée à une profonde crise de modernisation, avec un décalage entre les transformations de la société française et le référentiel sectoriel qui met en avant la nécessité d’une paysannerie forte et nombreuse. La crise agricole débouche sur une crise politique parce que le référentiel de la politique agricole est incohérent par rapport à l’évolution du rgs qu’il est censé exprimer.

C’est alors que fait irruption un nouvel acteur qui va contribuer à remettre en accord le référentiel de la politique agricole et le rgs. Il s’agit du Centre national des jeunes agriculteurs (cnja). En quelques années (de 1956 à 1960), ses dirigeants, qui sont pour la plupart issus des équipes de la jeunesse agricole catholique (jac), vont remettre en cause les dogmes auxquels s’accrochaient les élites agrariennes en affirmant l’inéluctabilité des transformations de l’agriculture.

Les représentants du cnja construisent ainsi une nouvelle représentation du métier d’agriculteur et du rôle social de l’agriculture. En cela, ils élaborent les outils intellectuels permettant à la paysannerie de comprendre les changements qui affectent sa place dans la société. Mais ils ne se contentent pas de décoder le nouveau rgs pour le rendre intelligible. Ils vont le recoder avec un programme d’action susceptible d’accélérer les transformations en cours par l’accroissement de la taille des exploitations et l’encouragement au départ des agriculteurs âgés afin d’aider les jeunes à agrandir leur terre.

Ce programme correspond exactement aux vœux du gouvernement qui cherche à désenclaver l’agriculture sans savoir comment s’y prendre. C’est pourquoi, en quelques mois, les conseillers du Premier ministre s’emparent du programme du cnja pour le transformer en une politique (loi du 5 août 1960, complétée par la loi complémentaire du 8 août 1962) exprimant la transformation complète du référentiel de la politique agricole. Dans ce processus, le cnja a joué une place centrale, le ministère de l’Agriculture restant largement à l’écart. C’est le cnja qui joue le rôle de médiateur de la nouvelle politique agricole. Or, cette reformulation du référentiel de la politique agricole n’a pas été seulement un processus idéologique. Elle a été l’occasion d’un changement de leadership au sein du secteur agricole. Le cnja, en effet, représentait avant tout des agriculteurs de taille moyenne, exploitant eux-mêmes leur terre mais cherchant à se moderniser, à agrandir leur surface de façon à dégager un meilleur revenu. À la faveur du changement de référentiel, ce groupe va prendre la direction du secteur agricole, ce que confirme l’accès de la plupart des dirigeants du cnja aux commandes de la principale organisation paysanne, la fnsea. Il y a donc une relation directe et réciproque entre la création du nouveau référentiel et la prise de pouvoir d’un nouveau groupe au sein du secteur.

2. La politique aéronautique civile : la médiation par un groupe d’experts

Alors que dans l’exemple ci-dessus, l’action des médiateurs est une composante impliquant des groupes sociaux importants, dans le cas de la politique aéronautique civile [32], si la médiation débouche aussi sur la redéfinition d’un métier, celui des ingénieurs de l’aéronautique, elle s’identifie plutôt à un processus de recomposition du système de décision par l’un des acteurs en présence.

Jusqu’à la fin des années 1960, l’industrie aéronautique française est d’abord une industrie d’arsenal, en ce sens que le choix des produits mis en fabrication et la nomination des dirigeants sont très largement aux mains du gouvernement, les programmes d’avions civils étant destinés à maintenir la capacité de recherche et de production de l’industrie en temps de paix. C’est ce qui permet de comprendre que la tutelle de l’ensemble de l’industrie aéronautique soit exercée à l’époque par le ministère de la Défense. Au cœur du système se trouve le Corps des ingénieurs de l’air, créé en 1928 et intégré en 1968 dans le Corps des ingénieurs de l’armement. Son rôle consiste à suivre les programmes de construction aéronautique civils ou militaires tout en essaimant dans les entreprises du secteur aérospatial. L’expertise stratégique est donc concentrée dans les mains d’un groupe socialement homogène maîtrisant la plupart des postes de responsabilité administratifs et industriels.

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Au début des années 1960, l’explosion du transport aérien souligne la nécessité d’un renouvellement de la flotte des compagnies aériennes. Aussi, en 1966, les ministres français et britannique se concertent et définissent une spécification pour un avion court/moyen- courrier capable de transporter 250 passagers sur 1 500 km : c’est l’airbus. En 1967, les gouvernements choisissent leurs industriels respectifs au nom de stratégies d’arsenal visant à répartir les différents programmes civils et militaires. L’Allemagne rejoint alors le projet.

Comme dans toute entreprise de coopération, le problème le plus difficile à régler est celui du leadership. Dans le plus pur style de l’arsenal, on décide de confier à Sud-Aviation la maîtrise d’œuvre pour la cellule et à Rolls-Royce la responsabilité des moteurs. Mais les choses se passent mal : les compagnies aériennes sont sceptiques et des divergences apparaissent entre motoriste et constructeurs. À la mi-68, le projet A300 est virtuellement abandonné. C’est alors que les responsables du programme, le Français Roger Béteille et l’Allemand Félix Kracht, devant la dérive politique, technologique et industrielle du projet, décident d’étudier clandestinement une nouvelle version de l’avion, plus petite, mieux adaptée aux besoins du marché et équipée de moteurs américains. Cet épisode constitue une rupture décisive par rapport au référentiel de l’arsenal : on cherche à satisfaire la demande du marché mondial, ce qui conduit à remettre en cause le compromis politique en choisissant la motorisation en fonction d’une stratégie commerciale. Voyant la place de Rolls-Royce remise en cause, le gouvernement britannique se retire du projet.

C’est dans ces conditions qu’est lancé officiellement le programme en mai 1969. En décembre 1970, on crée le Groupement d’intérêt économique (gie) Airbus Industrie chargé de diriger le programme. Contrairement aux espoirs d’une partie de ses dirigeants, la société Aérospatiale (héritière de SudAviation) n’obtient pas la maîtrise d’œuvre de l’opération. L’industrie allemande, consciente du risque de se voir inféodée à l’industrie française, a obtenu que les fonctions de coordination des études et de la production, les fonctions d’interface avec la clientèle et la fonction hautement symbolique des essais en vol soient assurées par Airbus Industrie et non par l’un des partenaires industriels. Cette décision est fondamentale parce qu’elle va conférer au gie l’autonomie de décision lui permettant d’assurer le leadership du programme que les dirigeants d’Airbus vont surtout conforter à partir de l’exercice de leur expertise commerciale. Afin de valoriser au maximum leur principale ressource, les dirigeants d’Airbus Industrie organisent des tournées de démonstration, défrichant de nouveaux marchés comme l’Extrême-Orient par exemple. Ce faisant, le gie devient progressivement un « constructeur » à part entière sur le marché mondial.

Airbus Industrie s’est donc imposé comme l’acteur clef du système de décision (notamment pour le lancement des nouvelles versions ou des nouveaux modèles) parce qu’il détenait l’expertise la plus stratégique, l’expertise commerciale. Mais réciproquement, cette expertise ne devient stratégique qu’à partir du moment où s’impose un nouveau référentiel au détriment du référentiel de l’arsenal, c’est le référentiel commercial. Les déboires de Concorde aidant, il est désormais admis qu’un avion doit être conçu en fonction des besoins du marché.

Airbus Industrie s’est donc imposé comme un médiateur, même si, jusqu’à une date récente, il ne jouait qu’un rôle de coordination. Il y a bien une relation circulaire entre l’accroissement du rôle d’Airbus Industrie dans le système et la prévalence du référentiel commercial sur le référentiel de l’arsenal. La transformation récente du gie en société commerciale à part entière, en même temps que la privatisation d’Aérospatiale avec la création d’eads et la décision de confier à Airbus la conception de l’avion de transport militaire A400M [33] marquent d’une certaine façon l’aboutissement de ce processus de changement de référentiel.

3. Les politiques du genre :

féminisme d’État et mobilisations de la société civile

Ce troisième exemple comporte de nombreuses différences par rapport aux précédents. Il s’agit d’abord de politiques publiques qui ne correspondent pas à un secteur à proprement parler. Ensuite, le processus d’élaboration des politiques s’effectue par l’interaction entre un groupe d’agents au sein de l’État et des mouvements féministes issus de la société civile. Enfin, les normes des politiques de genre sont fortement reliées au niveau international.

Les politiques du genre [34] concernent notamment deux domaines d’action publique. Le premier regroupe les politiques visant à réduire les inégalités entre les femmes et les hommes. Les mesures portent ici sur l’égalité au travail, dans la sphère éducative ou dans le domaine des politiques sociales (par exemple les politiques portant sur la conciliation entre vie familiale et parcours professionnel). Le second domaine concerne les politiques qui touchent à la sphère privée : contraception, avortement, procréation médicalement assistée, mais aussi les politiques concernant la famille, le mariage ou encore les violences à l’égard des femmes.

On voit bien que ces politiques ne constituent pas un secteur d’action publique et sont au contraire dans une situation transversale par rapport à la quasi-totalité des politiques sectorielles. Leur élaboration et leur mise en œuvre ne relèvent pas du monopole d’un groupe professionnel, interne ou externe à l’État. Pour comprendre comment ces politiques changent, il faut donc analyser l’interaction entre des processus de mobilisation sociale et des acteurs politiques et étatiques. En voici quelques exemples :

certaines politiques ont plutôt été développées par des acteurs étatiques (« féminisme d’État »). C’est notamment le cas des politiques d’égalité professionnelle [35]. De même, la Commission européenne a mis en place, au cours des années 1970, une action visant à promouvoir l’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes en s’appuyant sur les dispositions du traité de Rome en matière de distorsion de concurrence. À partir de là, une politique très ambitieuse visant à imposer aux États des normes rigoureuses en matière d’égalité des chances a été développée. Or, cette politique a été pour l’essentiel menée par un petit groupe de fonctionnaires européennes et d’experts rassemblés dans une volonté de promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes [36] ;

d’autres politiques relèvent d’un mouvement social plus large, dans lequel interviennent de façon plus ouverte des organisations féministes. C’est le cas des politiques destinées à promouvoir la parité en politique. Ainsi, la mise à l’agenda de la parité par le gouvernement Jospin en 1997 a entraîné une structuration des acteurs de la cause des femmes autour de cet enjeu et a conduit à la mise en place d’une nouvelle politique [37].

Dans le cas des politiques du genre, les processus de médiation sont donc plus difficiles à appréhender que dans celui de politiques plus sectorielles. Il ne s’agit pas d’adapter la vision d’un secteur à une évolution globale. Il s’agit en revanche d’adapter les modes de formulation d’un enjeu, la représentation que l’on se fait des rapports sociaux de sexe (rôle des femmes dans la famille et l’espace public, représentations de la masculinité et de la féminité, place de l’enfant dans la société), à un contexte global perçu comme en évolution. Cette dimension globale est souvent incarnée par des institutions internationales qui vont être porteuses de nouvelles normes, mais elle renvoie aussi à une forme « d’évolution des mœurs » plus difficile à saisir et pourtant bien lisible dans les sondages par exemple (« libéralisme culturel »).

Pour autant, on est bien en présence d’une production de savoirs spécialisés qui renvoie finalement à une forme de sectorisation [38]. Et ces savoirs relèvent d’un processus de médiation entre une dimension globale et une dimension spécifique, dans lequel des acteurs (ici ce sera souvent des actrices) vont, comme dans les cas précédents, « travailler » sur le sens en construisant de nouvelles définitions de ce que « doivent » être une femme, un homme, une personne homosexuelle, une famille, etc. Dans tous les cas, les registres d’argumentation s’appuient sur l’idée selon laquelle les politiques publiques doivent changer parce que le monde change. C’est ainsi que les féministes de la « première vague » ont obtenu le suffrage pour les femmes dans la première moitié du XXesiècle, celles qui leur ont succédé dans les années 1960-1970 ont obtenu des droits concernant la contraception ou l’avortement alors que les mobilisations des années 1980 ont beaucoup porté sur l’égalité professionnelle. Et tout comme dans les exemples précédents, ces processus de médiation, au-delà du changement de l’action publique, affectent directement les identités des personnes concernées.

Malgré leurs différences, ces trois exemples montrent donc les effets déterminants du rapport globalsectoriel : le renouvellement de la politique agricole, les changements de la politique aéronautique ou l’émergence des politiques de genre relèvent d’une forme de « nécessité ». Mais les modalités du changement restent liées aux ressources que les acteurs ont su mobiliser pour imposer un nouveau référentiel.

IV. – Une théorie des cycles d’action publique

On voit que le principal apport de l’approche présentée ici est d’aller au-delà de la mise en évidence des mécanismes du changement pour essayer d’en découvrir les causes proprement dites. Cette démarche est rendue possible grâce à la combinaison de deux dimensions essentielles : le recours au global et à la longue durée. En effet, on ne peut pas véritablement expliquer un changement de politique publique si l’on ne resitue pas ce changement par rapport à un changement plus global, qui définit, pour les acteurs concernés, un système de contraintes et de marges de jeu. En d’autres termes, comme on a pu le voir sur les trois exemples ci-dessus, c’est le changement de la configuration globale qui pèse sur les acteurs à la fois en leur fermant des choix (dans les années 1970, on ne peut plus construire des avions civils comme des avions militaires) tout en leur ouvrant des possibilités nouvelles dont ils peuvent se saisir, à condition de s’en montrer capables (promouvoir une nouvelle vision de la place des femmes). Le rôle des registres d’argumentation (le référentiel) est alors d’offrir aux acteurs un espace discursif au sein duquel ils vont exprimer les contraintes et formuler les marges de jeu.

Si l’on essaie maintenant de prendre un peu de recul, on constate que, sur une longue période, l’évolution de ces systèmes de contraintes/marges de jeu qui conditionne le changement des politiques publiques prend la forme d’un enchaînement de cycles dont l’analyse permet de reconstituer une certaine logique de causalité dans la transformation de l’action publique. Un cycle d’action publique est un processus à travers lequel se développe, se stabilise puis se désagrège une configuration globale définissant le rôle et la place des politiques publiques dans le fonctionnement des sociétés. Cette configuration est fondée sur trois dimensions dont l’articulation est essentielle pour comprendre le système de contraintes et de marges de jeu évoqué ci-dessus :

un régime d’action publique structuré par un référentiel global pouvant être spécifié suivant le pays concerné ; un régime économique et social, fondé sur un état du capitalisme et un rapport au marché ; un régime de citoyenneté définissant le rapport entre les individus et l’espace civique.

Chaque cycle se caractérise par une période de montée en puissance pendant laquelle se met en place l’articulation entre les trois régimes, un moment de stabilisation (même si cette stabilisation n’est bien sûr que relative) et une phase de désagrégation ou de désarticulation combinée avec la phase d’émergence d’un nouveau cycle. C’est à ce moment-là qu’apparaissent de nouvelles contraintes en même temps que les marges de jeu des acteurs sont les plus importantes. Si l’on remonte à la période où l’action de l’État se structure sous forme de politiques publiques, à savoir la seconde moitié du xixe siècle, on peut ainsi mettre en lumière l’enchaînement de quatre grands cycles d’action publique.

1. Le cycle libéral industriel

Il couvre la période qui va de la fin du xixe siècle à la crise de 1929. Il correspond à l’instauration d’un régime économique et social fondé sur la montée en puissance du capitalisme industriel bénéficiant d’innovations techniques considérables sur fond de transformation des sociétés occidentales (naissance de la classe ouvrière, déclin des campagnes). Dans ces conditions, le régime de citoyenneté correspond à une citoyenneté de classe, qui définit le rapport à l’espace civique à partir d’une position par rapport aux moyens de production (capitaliste, ouvrier, propriétaire foncier, paysan). Comme on l’a vu plus haut, cette période correspond à l’instauration de formes bureaucratiques telles que Weber les a décrites, qui constituent le pendant, pour l’État, de l’organisation fordiste de l’industrie. La représentation dominante du monde est structurée autour d’une vision libérale fondée sur un référentiel du laisser-faire : le rôle des politiques publiques qui se mettent en place n’est pas de transformer la société, mais d’accompagner le développement économique tout en préservant l’ordre social. En France, ce référentiel prend la forme de ce que l’on a appelé un référentiel d’équilibre structuré par une certaine représentation de l’État (faiblement interventionniste, sauf pendant la parenthèse de la guerre de 1914-1918), libéral et respectueux des équilibres (symbolisés par l’étalon-or), soucieux d’encourager le développement des sciences et des techniques, mais aussi de maintenir un équilibre social jugé immuable (et faisant une place centrale au monde paysan), le tout dans le cadre d’une politique coloniale qui met la France au sommet de son empire.

Ce modèle connaît son apogée avant la Première Guerre mondiale. Cette dernière, avec les ébranlements qu’elle provoque dans l’ordre international, marque le début de l’effritement progressif d’un monde au sein duquel les États européens occupaient une place centrale. La crise de 1929, dans ce contexte, apparaît comme une remise en cause de ce référentiel du laisser- faire, car elle porte en elle la nécessité de penser autrement le rôle de l’État par rapport aux mondes économiques et sociaux, en même temps qu’une puissante remise en cause de l’ordre social et politique à travers les mouvements révolutionnaires. Comme pour chaque fin de cycle, cette période se caractérise par une situation où les modèles d’explication du monde sont remis en cause en même temps que les élites qui les portent. Les travaux de Keynes sont ici emblématiques de ce retournement.

2. Le cycle de l’État providence

L’après-guerre se caractérise donc par la prédominance d’une nouvelle vision du rôle de l’État, désormais supposé mettre en place des politiques accompagnant, voire promouvant les transformations et la modernisation des sociétés occidentales. Ce sont les politiques de l’État providence qui incarnent le mieux ce nouveau rôle interventionniste, tout comme les politiques industrielles qui prolongent celles mises en place avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce référentiel keynésien porte l’empreinte d’un monde en profonde transformation, symbolisé par les accords de Bretton Woods, les débuts de la guerre froide et la fin des empires coloniaux, qui marque le recul des États européens. Le rôle attribué à l’État dans ce cadre cognitif et normatif porte la marque d’un régime de capitalisme organisé par l’action publique. Quant à la citoyenneté, la mise en place des États providence s’appuie sur l’émergence d’une forme de citoyenneté professionnelle, ou sectorielle, qui supplante progressivement les différentes formes d’identité territoriales tout comme les identités de classe : le rapport à l’espace civique, et donc l’identité sociale, passe d’abord par l’insertion dans un espace professionnel.

En France, le nouveau référentiel est porté par des élites issues de la Résistance, converties aux idées keynésiennes et soucieuses de moderniser le pays sous l’impulsion de l’État. La période est marquée notamment par le rôle du Commissariat du plan et la mise en place de la comptabilité nationale, la remise en cause de la plupart des politiques sectorielles qui avaient progressivement perdu leur sens (politique agricole, politique de santé, politique de l’éducation, politique étrangère, politique de défense…) ou l’émergence de nouvelles politiques reflétant le nouveau rôle de l’État (politiques sociales, politique de la recherche, politique urbaine, aménagement du territoire…). Cette transformation des politiques s’accompagne souvent de mouvements sociaux très durs (paysans, mineurs), voire de violences extrêmes comme celles liées à la politique coloniale.

Grosso modo, ce cycle de l’État providence correspond à ce que l’on a appelé les « Trente glorieuses ». Mais à partir de la crise des années 1970, avec l’affaiblissement du paradigme keynésien et la remise en cause du rôle de l’État face au marché, le référentiel keynésien tend à perdre sa capacité d’interprétation du monde. On retrouve ce sentiment que le « monde n’a plus de sens », que les « recettes » du passé ne fonctionnent plus : des entreprises apparemment bien installées sont balayées, chômage et inflation croissent ensemble, les systèmes de protection sociale n’empêchent pas la montée de l’exclusion et le service public devient synonyme d’archaïsme. Les registres d’argumentation sur lesquels était fondée la vision du monde jusqu’ici dominante commencent à être ébranlés, notamment par la crise pétrolière et la crise financière qui va sonner le glas du système de Bretton Woods. Le monde change avec une nouvelle étape dans le processus de globalisation et la fin de la guerre froide. Une fois de plus, les recettes des politiques publiques (comme le pilotage par la demande et l’investissement public par exemple) ne fonctionnent plus, générant incompréhension, désarroi et critique des élites au pouvoir.

3. Le cycle de l’État entreprise

On voit alors s’enclencher de nouveau ce processus de remise en forme et de remise en sens de toutes les politiques sectorielles par rapport à un nouveau référentiel global : le référentiel de la performance publique. Dans cette vision du rôle de l’action publique, l’accent n’est plus mis sur le rôle des autorités gouvernementales pour conduire et orienter la croissance, mais sur les mesures à prendre pour que l’État ne soit plus un « fardeau » pour le développement économique et social. Ce que certains auteurs appellent le « tournant néolibéral » [39] correspond avant tout à une redéfinition de la frontière État marché, avec un recentrage et un durcissement du rôle des politiques publiques au détriment de certaines prestations de services qui s’étaient développées dans les années d’aprèsguerre. Ce nouveau référentiel est porteur de nouvelles normes pour l’action publique (limitation des dépenses publiques, modernisation de l’État, remise en cause des politiques industrielles, ouverture à la concurrence des services publics). Les modes de gestion privée tendent à être érigés en modèles pour la gestion publique, avec pour objectif affiché d’améliorer l’efficacité et surtout l’efficience (le rapport coûts/résultats) des politiques publiques. Le nouveau référentiel impose également une réarticulation du social et de l’économique, avec l’affirmation d’une norme de limitation des dépenses sociales dans un contexte de changement des politiques macroéconomiques dans le cadre d’une « politique de l’offre » [40] visant à réduire le coût des dépenses sociales en les ciblant sur ceux « qui en ont le plus besoin ».

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Ce référentiel de la performance publique exprime le rôle de l’action publique dans un contexte de globalisation et de financiarisation du capitalisme, qui limite de manière drastique l’autonomie des différents gouvernements pour définir leurs propres politiques, notamment dans le domaine économique et social. Déjà entamé dans la période précédente, le processus de mondialisation est porteur d’une uniformisation croissante des « recettes » économiques et sociales fondées sur la supposée efficacité du marché. Ces registres d’argumentation reposent notamment sur les travaux d’un certain nombre d’économistes privilégiant une approche par l’offre plutôt que par la demande (les « Chicago boys »), dont la pensée va irriguer les grandes institutions internationales comme la Banque mondiale ou le fmi.

Cette globalisation économique s’accompagne de changements radicaux dans les modes de construction de la citoyenneté. Désormais, c’est l’individu qui est au cœur de la relation de citoyenneté, de deux manières symétriques. D’une part, les individus cherchent à échapper aux contraintes des identités imposées, qu’elles soient locales, de classe ou sectorielles, pour s’orienter vers des identités « choisies » avec lesquelles ils vont « négocier » en quelque sorte leur appartenance à la sphère civique ; de l’autre, à travers le modèle néolibéral tel qu’il s’exprime dans les nouvelles politiques, les individus sont en quelque sorte « sommés » d’être les « entrepreneurs de leur propre vie » comme le montre de manière emblématique le tournant des politiques sociales vers une logique d’activation.

4. Le cycle de la gouvernance globale

Aujourd’hui, tout porte à croire que l’on assiste à la première phase d’un nouveau cycle d’action publique. En effet, les indices d’un changement des cadres cognitifs et normatifs globaux sont nombreux. Le plus évident concerne, ce n’est pas une surprise, la question environnementale. Même si les aléas et les retours en arrière sont inévitables et réels, on peut affirmer sans trop de risques que la question du développement durable va occuper une place grandissante sur l’agenda des politiques publiques et peser de plus en plus sur les processus de leur élaboration. En France, les différentes réformes des administrations en charge du territoire en sont un exemple significatif. Un autre indice concerne bien sûr la crise financière de 2008-2009 qui, par bien des aspects, pourrait jouer un rôle similaire à la crise de 1929, qui avait marqué le début du processus de basculement dans un référentiel keynésien. En effet, sans remettre en cause la norme de marché qui reste dominante (pas plus que la crise de 1929 n’avait marqué l’abolition du capitalisme), elle contribue à reformuler la question des régulations étatiques et, plus généralement, la question des rapports entre État et marché. La montée en puissance de ces nouveaux enjeux correspond à l’entrée dans une phase nouvelle de la globalisation, qui n’est plus, comme dans les années de la fin du xxe siècle, une « globalisation occidentale », mais intègre de plus en plus clairement les nouvelles puissances économiques au Sud. Il s’agit d’un processus complexe, comme le montre Ève Fouilleux dans ses travaux sur les standards volontaires, qui traduisent la montée en puissance d’une vision du développement durable et de la responsabilité éthique, sociale ou environnementale, tout en exprimant une forme de privatisation des politiques agricoles sur fond de poursuite de la globalisation [41]. Cette globalisation correspond aussi à des changements dans le régime de citoyenneté qui s’affirme de plus en plus comme une forme de citoyenneté en réseaux [42] dans laquelle la participation à l’espace civique passe de plus en plus par l’appartenance à des communautés virtuelles choisies.

Dans ce contexte, les gouvernements sont soumis à des exigences contradictoires, puisqu’ils doivent à la fois respecter les exigences de performance héritées de la période précédente et répondre à des attentes liées à un monde de plus en plus globalisé, complexe et incertain… Ce référentiel de l’efficacité globale correspond, on le verra au chapitre V, à un redoutable enjeu démocratique.

On peut présenter schématiquement cette approche en termes de cycles dans le tableau suivant :

Plusieurs précautions doivent être prises pour utiliser ce modèle afin d’analyser les transformations de l’action publique sur le long terme. La première concerne le caractère universel du référentiel global. Si l’on peut affirmer que celui-ci reflète, à un moment donné, un certain « état du monde » à travers un régime économique et social et un régime de citoyenneté, cela ne signifie pas évidemment que ses effets vont être identiques dans tous les pays : un même état du monde se traduira par une contrainte cognitive et normative différente en fonction des spécificités culturelles, politiques, institutionnelles de chaque pays. Ainsi, si l’on peut repérer partout un changement de référentiel après la crise de 1929, il ne se traduira pas de la même façon aux États-Unis (New deal), au Royaume-Uni ou dans les pays scandinaves. De même, le tournant néolibéral qui se fait sentir partout dans les années 1980 prendra des formes différentes avec R. Reagan, M. Thatcher ou… F. Mitterrand.

Une deuxième précaution concerne les rapports entre changements de cycle et changement institutionnel. Comme le montrent de nombreux auteurs [43], changement de cycle ne signifie pas changement radical d’institution, mais reconfiguration du rôle et du fonctionnement des institutions. On peut citer ici le rôle des organisations internationales comme la Banque mondiale ou le fmi qui, après avoir été des piliers du système de Bretton Woods, deviendront des symboles du tournant néolibéral.

Enfin, il est important de préciser que la succession des cycles ne correspond évidemment pas à un hypothétique retour au point de départ, mais au passage à une nouvelle phase de l’action publique. Mais le changement de cycle ne se traduit pas non plus par un renouvellement complet des cadres de l’action publique. De même que le marché n’apparaît pas avec le cycle de l’État entreprise, il ne disparaît pas avec l’ouverture du cycle de la gouvernance globale. De la même façon, la citoyenneté fondée sur le primat de l’individu n’est pas remise en cause, au contraire pourrait-on dire, par l’émergence d’une citoyenneté en réseaux.

Ce modèle des cycles d’action publique renvoie donc, là encore, à une volonté de dépasser le débat, selon nous stérile, entre changement incrémental et changement par rupture.

Notes

  • B. Jobert et P. Muller, L’État en action, corporatismes et politiques publiques, Paris, Puf, 1987. De nombreux développements présentés ici trouvent leur source dans cet ouvrage et, d’une façon plus générale, dans les travaux que nous avons réalisés avec Bruno Jobert.
  • Leca, « La gouvernance de la France sous la Ve République. Une perspective de sociologie comparative », dans F. d’Arcy, L. Rouban (dir.), De la Ve République à l’Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.
  • S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques (1962), Paris, Flammarion, 1972.
  • Hall, « Policy Paradigm, Social Learning and the State », Comparative Politics, 1993, vol. 25, no 3.
  • Surel, « Comparer les sentiers institutionnels. La réforme des banques centrales au sein de l’Union européenne », Revue internationale de politique comparée, 2000, vol. 7, no 1.
  • P. A. Sabatier, E. Schlager, « Les approches cognitives des politiques publiques : perspectives américaines », Revue française de science politique, avril 2000, vol. 50, no 22.
  • A. Schmidt, The Futures of European Capitalism, Oxford University Press, 2002.
  • Radaelli, « Logiques de pouvoir et récits dans les politiques publiques de l’Union européenne », Revue française de science politique, avril 2000, vol. 50, no 22.
  • B. Badie, M.-C. Smouts, Le Retournement du monde : sociologie de la scène internationale, Paris, Presses de Sciences Po/Dalloz, 1999, 3e éd.
  • Fouilleux, « Normes transnationales et développement durable. Formes et contours d’uneprivatisation de la délibération », Gouvernement et action publique, janvier-mars 2013, vol. 2/1, p. 93-116.
  • Fligstein, « Social Skill and the Theory of Fields », Sociological Theory, 2001, vol. 19, no 2.La notion de skill renvoie à la fois à la maîtrise d’une compétence et à la capacité (à l’habileté) à agir dans un environnement complexe.
  • A. Sabatier, E. Schlager, « Les approches cognitives des politiques publiques : perspectivesaméricaines », op. cit.
  • Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction », L’Année sociologique, 1986,p. 169-207.
  • Lascoumes, « Rendre gouvernable : de la traduction au transcodage. L’analyse des processusde changement dans les réseaux d’action publique », dans CURAPP, La gouvernabilité, Paris, Puf, 1996.
  • Gramsci, Gramsci dans le texte (textes choisis), Paris, Éd. Sociales, 1977, p. 601.
  • Palier, Y. Surel et al., Penser le changement dans un monde interdépendant, Paris, L’Harmattan, 2008.
  • Hall, Governing the Economy. The Politics of State Intervention in Britain and France, Oxford, Oxford University Press, 1986. Cf. également P. Muller et Y. Surel, L’analyse des politiques publiques, Paris, Montchrestien, 1998, p. 138 sq.
  • Les structures sont des systèmes d’interaction durables concernant différents sous-systèmes sociaux, ne dépendant pas directement de l’action d’agents identifiables et s’exprimant dans des institutions et des cadres d’interprétation du monde stabilisés.
  • Les acteurs sont les agents (individuels ou collectifs) identifiables dans la mesure où ils participent directement à l’action publique.
  • R. Payre et G. Pollet, « Analyse des politiques publiques et sciences historiques : quel(s)tournant(s) sociohistorique(s) ? », Revue française de science politique, 2005, vol. 55, no 1.
  • Bourdieu et L. J. D. Wacquant, Réponses, Paris, Le Seuil, 1992, p. 114.
  • Lindblom, « The Science of Muddling-Through », Public Administration Review, 19, 1959,p. 73-83; A. Wildavsky, Speaking Truth to Power. The Art and Craft of Policy Analysis, Boston, Little Brown, 1979.
  • Balme, S. Brouard, « Les conséquences des choix politiques : choix rationnel et action publique », Revue française de science politique, février 2005, vol. 55, no 1.
  • Voir P. Hall, R. Taylor, « Political Science and the Three New Institutionalisms », PoliticalStudies, XLIV, 1996, p. 936-957.
  • March, J. Olsen, Rediscovering Institutions. The Organizational Basis of Politcs, New York,Free Press, 1989, p. 22.
  • Voir J. March et J. Olsen, op. cit. ; D. North, Institutions, Institutional Change and EconomicPerformance, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
  • Pierson, « Increasing Returns, Path Dependence, and the Study of Politics », American Political Science Review, 94 (2), juin 2000.
  • Streeck et K. Thelen (dir.), Beyond Continuity. Institutional Change in Advanced PoliticalEconomies, Oxford, Oxford University Press, 2005.
  • Muller, « Peut-on (encore) penser le global à partir du rural ? Réflexions d’un politiste »,Économie rurale, juillet-août 2007, no 300.
  • Muller, Le technocrate et le paysan, Paris, Économie et humanisme – Les Éditions Ouvrières,1984. Cf. également Économie rurale, nos 255-256.
  • Gervais, M. Jollivet, Y. Tavernier, Histoire de la France rurale, t. IV, Paris, Le Seuil, 1976.[32] P. Muller, Airbus, l’ambition européenne. Logique d’État, logique de marché, Paris, L’Harmattan, 1989.
  • W. Genieys (dir.), Le choix des armes : théories, acteurs et politiques, Paris, CNRS Éditions, 2004.
  • La notion de genre désigne la part sociale ou culturelle de la différenciation sexuelle. L’ampleurde cette dimension non biologique fait débat, mais son existence n’est pas contestable. Cf. par exemple I. Engeli, T.-H. Ballmer-Cao et P. Muller, Les Politiques du genre, Paris, L’Harmattan, 2008.
  • Revillard, « L’expertise critique, force d’une institution faible ? Le Comité du travail fémininet la genèse d’une politique d’égalité professionnelle en France », Revue française de science politique, 2009, vol. 59, no 2.
  • Jacquot, « La fin d’une politique d’exception : l’émergence du gender mainstreaming et lanormalisation de la politique communautaire d’égalité entre les femmes et les hommes », Revue française de science politique, 2009, vol. 59, no 2.
  • Bereni, « Quand la mise à l’agenda ravive les mobilisations féministes. L’espace de la causedes femmes et la parité politique », Revue française de science politique, 2009, vol. 59, nº 2.
  • Ces savoirs s’appuyant sur le développement parallèle des études de genre. Cf. L. Bereni, S. Chauvin, A. Jaunet et A. Revillard, Introduction aux Gender Studies, Manuel des études sur le genre, Bruxelles, de Boeck, 2008.
  • Et que nous avons appelé dans certains de nos travaux « référentiel de marché ». Cf. également
  1. Jobert (dir.), Le tournant néolibéral en Europe. Idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 1994.
  • Palier, Gouverner la Sécurité sociale, Paris, Puf, 2002, p. 406. Voir également B. Palier(dir.), A Long Goodbye to Bismarck? The Politics of Welfare Reform in Continental Europe, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2010.
  • Fouilleux, « Standards volontaires. Entre internationalisation et privatisation des politiquesagricoles », dans B. Hervieu, N. Mayer, P. Muller, F. Purseigle et J. Rémy (dir.), Les mondes agricoles en politique. De la fin des paysans au retour de la question agricole, Paris, Presses de Sciences po, 2010, p. 371-396.
  • Castells, La société en réseaux, Paris, Fayard, 1998.
  • Thelen, W. Streek, Beyond Continuity. Institutional Change in Advanced Political Economies,op. cit.

Chapitre IV

Éléments pour une stratégie de recherche

Il n’existe pas de cadre méthodologique « standard » de l’analyse des politiques publiques. Le but de ce chapitre est donc surtout d’inviter le lecteur à s’interroger sur l’adéquation entre la méthode choisie et le résultat qu’il veut obtenir. Il y a en effet un rapport direct entre l’objet d’une recherche et la méthode employée. En réalité, tout va dépendre de la question posée.

  1. – Quelle question poser ?

En matière de politiques publiques, on peut schématiquement distinguer trois objets de recherche, c’est-à-dire trois manières de construire un questionnement à propos des politiques publiques. Bien entendu, ces trois postures ne sont pas complètement indépendantes les unes des autres, mais il faut être conscient que, suivant le choix que l’on fera, le centre de gravité de la recherche ne sera pas le même :

la première approche met l’accent sur la genèse des politiques publiques et cherche à répondre à la question suivante : à travers quels processus sociaux, politiques ou administratifs sont prises les décisions qui constituent les politiques ? Autrement dit, comment « naissent » et se transforment les politiques publiques ? La recherche consistera à « raconter l’histoire » d’un changement à travers la mise en évidence des variables qui permettent de l’expliquer ;

la deuxième approche se focalise sur l’étude de la boîte noire de l’État : comment fonctionne le système d’action concret à travers lequel est élaborée et mise en œuvre une politique publique ? La question est de savoir comment (en fonction de quelles stratégies) se positionnent les acteurs administratifs (ministères, directions, corps, mais aussi fonctionnaires de terrain…) ainsi que les acteurs privés (lobbies, usagers…) concernés par l’élaboration et la mise en œuvre d’une politique ;

le troisième questionnement, enfin, pose le problème des effets des politiques sur la société : comment mesurer ou évaluer l’impact d’une politique dans le champ social et économique ? Il s’agit alors de déterminer en quoi la politique publique étudiée a modifié le tissu social qu’elle cherchait à affecter et dans quelle mesure ces effets sont conformes aux attentes des décideurs.

À chaque fois, on est en présence d’une approche différente de la réalité, ce qui veut dire que l’on utilisera des outils conceptuels et méthodologiques différents. Le premier questionnement relève plutôt de la science politique, tout en faisant intervenir d’autres disciplines comme la sociologie des groupes d’intérêt, la théorie des organisations, l’histoire. Dans le deuxième cas, le centre de gravité se trouve du côté des sciences de l’administration (droit public, gestion publique) et de la sociologie.

Le dernier cas, enfin, relève plutôt de la sociologie et de l’économie. Trois disciplines principales, mais surtout trois manières de construire l’objet « politiques publiques ». On comprend, dans ces conditions, que les outils méthodologiques ne seront pas les mêmes suivant l’angle d’étude choisi : on n’étudie pas l’impact d’une politique sans avoir recours à des panels de longue durée permettant de mesurer l’évolution du milieu concerné, ce qui suppose la mise en œuvre de méthodes d’enquête très lourdes. Inversement, une étude de décision pourra privilégier l’entretien qualitatif avec les acteurs de la décision.

Peu importe l’option choisie, la seule règle est de respecter un minimum de cohérence entre la manière dont on construit l’objet de recherche et les méthodes utilisées. Il se trouve que les travaux que nous avons eu l’occasion d’effectuer se situent plutôt en référence au premier type de questionnement. C’est pourquoi les éléments de méthodes proposés ici correspondront à une recherche centrée sur l’étude de la genèse d’une politique publique, ce qui n’implique aucun jugement de valeur sur cette approche particulière.

II. – Une démarche en dix étapes

Comme les politiques elles-mêmes, la recherche n’est pas toujours un processus parfaitement linéaire ! Mais certaines de ces étapes seront des points de passage obligé dans une stratégie de recherche.

1. La définition d’une problématique de recherche

Il s’agit de l’ensemble des concepts et des représentations du monde en fonction desquels le chercheur va construire le questionnement de sa recherche. En effet, suivant l’image que l’on se fera de ce que doit être une politique publique, on ne sélectionnera pas les mêmes faits comme « faisant problème », on ne posera pas les mêmes questions au terrain. C’est donc à partir de cette problématique de recherche que s’effectuera le « choix » entre les trois grandes approches évoquées ci-dessus. Plus qu’un véritable choix, il s’agit en réalité d’avoir bien conscience du type d’approche où l’on se situe et d’en évaluer les conséquences de façon à ne pas démarrer sur de fausses pistes.

2. La circonscription du champ de la recherche

À ce stade, il n’est pas encore question d’objet de recherche au sens strict, mais de mettre en forme ses intuitions : le champ de recherche apparaît comme un enchevêtrement d’acteurs, de procédures, de lois et décrets, de prises de position encore très mal structurées. C’est à ce moment que les a priori méthodologiques ou idéologiques vont jouer le plus, dans la mesure où le chercheur va sélectionner plus ou moins consciemment les informations « brutes » dont il dispose en fonction de son référentiel de recherche (c’est-à-dire de sa formation ou de ses présupposés idéologiques). Ainsi décidera-t-on de travailler sur le « social », sur les politiques d’immigration, sur les relations internationales ou sur le « local ».

C’est aussi à ce stade que l’on devra décider si l’on veut mettre en place une recherche comparative.

Ce choix a des conséquences importantes pour la suite dans la mesure où il alourdira considérablement les contraintes matérielles (nécessité d’enquêtes dans plusieurs pays) et méthodologiques (il faudra obligatoirement s’interroger sur les apports de l’analyse comparée en fonction de l’objet de recherche [1]. Il faut surtout avoir conscience que la comparaison est indispensable pour répondre à certaines questions de recherche dans la mesure où elle permet de comprendre les spécificités des politiques publiques en France et surtout de mettre en perspective les transformations de l’action publique en France par rapport à des évolutions similaires dans d’autres pays. Il est alors possible de hiérarchiser les différentes variables utilisées pour rendre compte du phénomène observé.

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Dans l’absolu, le choix des pays doit répondre à des critères exclusivement scientifiques. En pratique, d’autres critères interviennent, comme les capacités linguistiques du chercheur ou les sources de financement. Mais il ne fait pas de doute qu’aujourd’hui il est de plus en plus difficile d’envisager des recherches strictement nationales, en raison notamment de l’européanisation croissante des politiques publiques.

Dans le cas d’un travail académique, c’est ici également qu’il faut se poser la question souvent passée sous silence de l’utilité professionnelle du mémoire ou de la thèse. En effet, suivant que l’on s’oriente vers une carrière académique ou non, le contenu de la recherche pourra être différent, plus en lien avec une réflexion générale d’un côté, avec un domaine professionnel de l’autre.

3. L’analyse de la littérature sur le sujet

Cette troisième étape a pour objet de faire le point sur l’état de la connaissance scientifique à propos du domaine choisi. Cette littérature peut être de deux ordres : la littérature scientifique (ouvrages et articles dans des revues scientifiques) et la littérature spécialisée consacrée au domaine que l’on veut étudier (presse professionnelle, syndicale, associative…). Il ne s’agit pas à ce stade de tout lire, mais de faire une première évaluation à la fois des recherches déjà réalisées et du stock d’informations disponible. C’est ici qu’une recherche sur Internet est la plus utile, à condition de ne pas s’en contenter ! C’est au cours de cette phase que l’on vérifiera si le sujet envisagé n’est pas déjà traité (en totalité ou en partie) et si les sources écrites existent en nombre suffisant.

4. La définition d’un questionnement empirique

Il s’agit de formuler une question, de définir un problème qui ait du sens à la fois pour les praticiens que l’on va interroger (décideurs, hauts fonctionnaires, syndicalistes ou représentants d’organisations professionnelles…) et pour le chercheur par rapport à son référentiel. Ce questionnement correspond à l’ébauche d’un objet de recherche : pourquoi a-t-on mis en place le revenu minimum d’insertion ? Comment expliquer la réforme de la politique des retraites, la création du pacs ou la décision de privatiser les sociétés d’autoroutes ? L’intérêt de ce type de question est de pouvoir être formulée directement auprès des premiers responsables que l’on va rencontrer en se situant sur leur propre terrain. En même temps, elle sert de guide pour le premier dépouillement de la littérature spécialisée. Mais ce n’est pas encore un objet de recherche à proprement parler parce qu’elle n’est pas formulée comme une véritable question scientifique.

5. Le choix d’une porte d’entrée

Inutile de préciser le caractère décisif de ce moment qui va déterminer toute la suite de l’enquête. Il faut choisir le plus soigneusement possible ses premiers interlocuteurs : de la qualité de ces contacts dépendra la facilité avec laquelle on pourra étendre son réseau de relations par la suite. Suivant le type de domaine choisi, on prendra contact avec les fonctionnaires en charge du programme étudié, les responsables politiques concernés ou les représentants de groupes d’intérêt. Le choix de cette porte d’entrée va donc déterminer l’angle d’analyse : une recherche sur les politiques de lutte contre la pauvreté ne s’engagera pas de la même façon suivant que l’on commencera par interroger de hauts responsables de l’État, des fonctionnaires de terrain, des responsables politiques ou des travailleurs sociaux… Si ce premier contact est positif, il est alors possible de mettre en place une enquête exploratoire (une dizaine d’interlocuteurs) afin de tester ses premières intuitions. Cette enquête doit permettre de vérifier l’adéquation entre les questions posées et le terrain sélectionné (l’accès aux personnes responsables et à la documentation est-il suffisant ?) et surtout la pertinence du terrain et de la méthode choisis par rapport au questionnement.

Sur la base de cette enquête exploratoire, il est alors possible de délimiter le champ d’enquête définitif : combien d’acteurs devra-t-on interroger ? Dans quel délai ? Dans une perspective de financement de la recherche, c’est le moment idéal pour proposer un projet de recherche à un financeur. (Mais il est vrai que ces conditions idéales ne sont pas toujours réunies…). Pendant la réalisation de l’enquête exploratoire, avec la poursuite de la lecture de la littérature, le questionnement doit commencer à évoluer : on commence à prendre de la distance par rapport au vécu des acteurs que l’on rencontre. Les intuitions se transforment peu à peu en hypothèses.

6. L’élaboration d’un questionnement de recherche

À ce stade, il ne s’agit plus de formuler simplement des questions instrumentales, mais de construire une grille d’explication du réel sous la forme d’hypothèses susceptibles d’être vérifiées par l’enquête définitive. C’est ici que l’on construit véritablement son objet de recherche grâce au croisement des premiers résultats de l’enquête avec des questions de nature théorique. À ce stade de la réflexion, il est particulièrement utile de rédiger un texte qui permettra de fixer les idées et de préciser cette difficile articulation entre le référentiel de recherche et les questions empiriques que la préenquête a fait surgir.

7. Le dépouillement systématique de la littérature spécialisée

Toute politique publique génère de manière directe ou indirecte une multitude de documents écrits dont il faut prendre connaissance : notes et documents internes à l’administration, discours et prises de position des ministres ou des responsables politiques, circulaires, projets de lois, décrets, comptes rendus des débats parlementaires, rapports de commission… La liste est sans fin. C’est à ce stade également qu’il faut dépouiller de manière systématique la presse spécialisée : presse ministérielle (bulletins d’information), presse professionnelle (journaux syndicaux ou patronaux) ou paraprofessionnelle (journaux spécialisés sur un domaine), presse militante ou associative. Là encore, le recours à Internet peut être très efficace.

Il s’agit évidemment d’un travail assez fastidieux, surtout si on vise une période de temps assez longue et une certaine exhaustivité. Mais, souvent, le résultat en vaut la peine. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, peu d’informations restent vraiment secrètes en matière de politiques publiques (sauf bien entendu dans le cas de certaines politiques comme celles de la Défense). En règle générale, les acteurs (qu’ils soient responsables politiques ou professionnels) disent et écrivent à peu près tout ce que le chercheur a besoin de savoir. Le problème est plutôt de faire le tri parmi la masse d’informations plus ou moins contradictoires diffusées de toute part qui forment un « bruit de fond » considérable.

  1. L’entretien avec les acteurs de la décision [2].

Il s’agit de rencontrer les individus qui ont participé à la mise en place et à l’application de la politique étudiée : responsables politiques, fonctionnaires, représentants de groupes professionnels ou d’associations, travailleurs sociaux, militants politiques. Là encore, la liste est sans fin. On dira simplement que, dans les limites de temps et les crédits disponibles pour la recherche, il vaut mieux en voir un peu trop que pas assez.

À l’inverse de la technique précédente, l’entretien donne moins d’informations qu’on pourrait l’imaginer (là encore, sauf exception) : souvent, la mémoire des interlocuteurs est défaillante, ils confondent les dates et ont tendance à reconstruire a posteriori leur rôle dans la décision soit pour le minimiser (en cas d’échec), soit pour le valoriser (en cas de succès). Les responsables qui ont changé de poste depuis les événements sur lesquels on les interroge auront également tendance à reconstruire l’histoire de la décision en fonction de leurs nouvelles fonctions. Pire encore, ils auront souvent tendance à modifier leur discours en fonction des souhaits supposés du chercheur.

On comprend alors pourquoi les deux techniques (dépouillement de la presse et entretiens) sont inséparables et doivent être utilisées en parallèle : l’entretien permet de décoder l’action des décideurs et de hiérarchiser la masse d’informations collectées lors du dépouillement de la presse et des textes divers. Inversement, la lecture de la presse permet de dater, de préciser et de vérifier les affirmations des acteurs de la décision et surtout de ne pas s’en tenir au seul « récit » proposé par les interlocuteurs.

9. La lecture de la littérature scientifique

Il est évidemment arbitraire de parler ici d’une « étape » puisque cette lecture accompagne en réalité tout le travail de recherche. Mais il n’est pas inutile de rappeler la nécessité d’un balayage le plus large possible par rapport au champ d’étude proprement dit, car c’est le moyen d’échapper à l’enfermement dans le discours de son objet d’étude qui guette le chercheur à ce stade. En effet, au fur et à mesure que la connaissance du terrain s’accroît, le risque devient très grand d’adopter le langage des acteurs et de perdre sa distance critique par rapport à son objet (cela n’interdit pas au chercheur de prendre position par rapport à telle ou telle politique, mais c’est un autre problème). Le recours à une perspective historique sera, pour les mêmes raisons, le bienvenu à ce stade.

Il faut donc être conscient qu’une recherche doit impérativement être située de la manière la plus rigoureuse par rapport aux travaux scientifiques existant sur le sujet. En effet, seule la connaissance de cette littérature internationale permet de construire véritablement le cadre d’analyse de l’objet de recherche concret.

10. La rédaction du document final

C’est à cette occasion que l’on procède à une réévaluation des hypothèses de départ, que l’on recentre le questionnement à la lumière des connaissances acquises quant au fonctionnement effectif de la politique étudiée et que, pour finir, on redéfinit son référentiel de recherche. On doit alors être capable de formuler de manière simple et convaincante le fil rouge de sa démonstration, condition indispensable pour passer à l’écriture et se lancer dans de nouvelles aventures…

Encore une fois, précisons que ce déroulement n’est pas à suivre au pied de la lettre. En revanche, il faut avoir conscience que le moment stratégique d’une recherche sur les politiques publiques est celui où va se réaliser l’articulation entre, d’une part, un questionnement de recherche centré sur une démarche théorique (donc de concepts) qui seule permet de dépasser le discours des acteurs et, d’autre part, la mise en œuvre d’une enquête méthodique cohérente par rapport au questionnement (c’est-à-dire par rapport à l’objet de recherche). Or, ce processus est nécessairement long et difficile. Il faut insister ici sur l’inévitable distorsion entre le temps de l’action publique qui est court et le temps de la recherche qui relève d’une temporalité beaucoup plus longue. Ce décalage est source de nombreux malentendus entre acteurs et chercheurs que seule une meilleure connaissance réciproque peut atténuer.

Notes

  • P. Hassenteufel, « De la comparaison internationale à la comparaison transnationale. Les déplacements de la construction d’objets comparatifs en matière de politiques publiques », Revue française de science politique, février 2005, vol. 55, no 1. Cf. aussi Linda Hantrais, International Comparative Research, Theory, Methods and Practice, London, Palgrave, 2009.
  • S. Cohen (dir.), L’art d’interviewer les dirigeants, Paris, Puf, 1999. Voir également Ph. Bongrand, P. Laborier, « L’entretien dans l’analyse des politiques publiques : un impensé méthodologique ? », Revue française de science politique, février 2005, vol. 55, no 1.

 

Chapitre V

Trois enjeux pour comprendre l’action publique aujourd’hui

Depuis une trentaine d’années, les conditions d’élaboration et de mise en œuvre des politiques publiques ont connu de profondes transformations, notamment en France. Ces changements contribuent progressivement à modifier la perception que nous pouvons avoir de la place et du rôle de l’État dans l’espace public. Dans cette évolution, on peut retenir trois enjeux qui semblent particulièrement significatifs.

I. – La construction d’un espace européen d’action publique

La fin du xxe siècle est marquée par la constitution d’un espace européen des politiques publiques, élément d’un espace public européen aux contours incertains [1]. Ce processus d’européanisation des politiques publiques se traduit par la mise en place progressive d’un faisceau de normes d’action communes, dont les mécanismes d’élaboration échappent à un État pris individuellement et qui, pourtant, vont orienter de manière décisive les perceptions et les conduites des acteurs des politiques publiques, y compris au niveau national.

1. Un espace de représentation communautaire

Alors que, jusqu’ici, les autorités nationales avaient, pour l’essentiel, la maîtrise de l’inscription des questions nouvelles sur l’agenda, aujourd’hui, dans de nombreux domaines, c’est au niveau européen que vont être formulés les diagnostics à partir desquels seront définies les conditions de l’intervention publique. C’est bien sûr le cas de la politique agricole : avec la mise en place de la PAC, la définition des problèmes et des solutions concernant ce secteur (lutte contre les excédents, prise en compte des conséquences sur l’environnement et l’espace rural…) a progressivement échappé au niveau national. De la même façon, l’achèvement du marché unique et la création de l’euro ont enlevé aux États une large part de leur capacité à définir des politiques macroéconomiques autonomes. Dans le domaine de l’environnement, les « normes européennes » sont devenues la référence obligée en même temps qu’une ressource stratégique pour les acteurs du secteur [2].

D’autres domaines sont également touchés par cette extension de l’agenda communautaire [3] : politiques régionales, politiques des télécommunications ou de la concurrence, politiques d’égalité entre les hommes et les femmes… Les États membres doivent notamment compter avec un activisme renouvelé de la Commission dans la surveillance des aides publiques. Avec l’entrée en vigueur du traité de Maastricht, certaines politiques ne relevant pas des compétences communautaires au sens strict comme la sécurité intérieure ou la justice sont concernées ainsi que l’embryon d’une politique commune de défense. Enfin, ce sont maintenant les domaines relevant des politiques sociales (retraites, politiques familiales…) qui font l’objet de réflexion au niveau européen, ce qui signifie que certains aspects relevant des compromis les plus fondamentaux entre groupes ou entre générations sont désormais débattus dans l’espace européen [4].

Avant d’être le lieu de la décision proprement dite, l’Union européenne apparaît donc de plus en plus comme le lieu stratégique où sont formulés les problèmes et où est définie la palette des solutions qui constituent l’objet même du débat politique, c’est-à-dire les cadres intellectuels et normatifs qui déterminent les grandes orientations des politiques publiques. L’exemple des politiques migratoires est ici particulièrement éclairant [5].

Cela signifie que le niveau de l’ue constitue également une scène de représentation à part entière pour les groupes d’intérêt nationaux [6] : il leur est aujourd’hui impossible de rester dans l’ignorance des initiatives et des décisions communautaires s’ils veulent avoir une chance d’influencer les diagnostics et les solutions.

Paradoxalement, cet accroissement du niveau communautaire comme lieu de représentation des intérêts ne débouche pas sur la constitution de groupes d’intérêt puissants réunissant l’ensemble des organisations concernées par un secteur. Les « eurogroupes » représentant les intérêts agricoles ou le patronat ne se sont pas vraiment substitués à l’intervention auprès des instances européennes des groupes d’intérêt nationaux. La forme dominante de la représentation au niveau communautaire est donc la forme pluraliste qui voit différents lobbies entrer en compétition pour influencer le processus de décision communautaire. L’impression qui domine est celle d’une grande incertitude sur les stratégies des différents acteurs, qu’il s’agisse de représentants d’organisations professionnelles, de groupes d’intérêt réunis autour d’une cause (environnement, droits des femmes, consommation) ou d’administrations nationales. Compte tenu de la diversité des partenaires et des enjeux, les stratégies d’alliances multiples et de bargaining tous azimuts rendent le jeu beaucoup plus ouvert et les résultats moins prévisibles qu’au niveau national [7].

2. De nouveaux modes de décision

Comme l’expliquent Jean-Louis Quermonne [8], Christian Lequesne [9] ou Jean Joana et Andy Smith [10], le système de décision communautaire se caractérise d’abord par sa complexité. Le fonctionnement collégial de la Commission, le statut ambigu du Conseil des ministres, à la fois organe de coopération politique et instance d’intégration communautaire, le rôle d’influence plus que de décision du Parlement rendent particulièrement difficile l’établissement d’une carte des pouvoirs communautaires.

Ce système de décision se caractérise aussi, paradoxalement, à la fois par son ouverture et par son opacité, ou, pour reprendre la formule d’Andy Smith, son manque de lisibilité [11]. L’ouverture vient du fonctionnement de la Commission qui, même si elle n’est plus à proprement parler une « administration de mission », ne s’est pas transformée en une bureaucratie de type traditionnel. Le point important ici concerne la recherche et l’expression de l’expertise. Alors que les administrations nationales vont tendre vers un monopole de l’expertise légitime afin d’imposer leurs normes d’action, quitte à partager ce monopole avec un milieu professionnel corporatisé, la Commission va rechercher cette expertise en multipliant les contacts, formels ou informels, avec les divers partenaires qui gravitent autour d’elle.

L’élaboration des politiques communautaires est, en effet, infiniment plus difficile que le processus de décision au niveau national, notamment en ce qui concerne le problème crucial de l’acceptabilité des normes communautaires au sein de multiples systèmes politiques ayant leurs cultures et leurs traditions spécifiques. Définir une expertise « en interne » est donc pratiquement inimaginable, sauf à prendre des risques considérables de rejet ou, simplement, de non-application. Au contraire, le fonctionnement en comités permet d’intégrer à tous les stades de la décision une multitude de partenaires publics et privés, y compris ceux qui seront chargés, ensuite, de la mise en œuvre au sein des différents États membres.

Mais ce processus de recherche et de confrontation d’expertises différenciées constitue, en définitive, un puissant mécanisme de sélection plus ou moins formalisée d’une élite [12], à la fois politicoadministrative et relevant de la « société civile » qui va constituer des réseaux plus ou moins stabilisés entretenant des relations de conflits et/ou d’alliances. Cette élite a fini par élaborer son propre langage, ses propres codes et ses propres modes opératoires, créant de facto une coupure qui va rendre opaque le fonctionnement du système pour les outsiders, d’autant plus que les règles d’accès sont beaucoup plus floues que pour les systèmes nationaux.

Au-delà de l’analyse des processus de décision et de l’impact des politiques européennes sur les politiques nationales, la question de la mise en place d’un espace public européen à partir des politiques publiques se pose donc de plus en plus. Comme le montrent certaines recherches concernant les processus d’identification à l’Europe des citoyens membres de l’ue, l’identification sociologique à des territoires de « proximité » (comme la région ou l’État) n’est pas nécessairement exclusive par rapport à une identification plus politique à une entité plus lointaine comme l’Union européenne [13]. Ces observations convergent avec l’idée selon laquelle l’Union européenne constituerait une forme d’espace public spécifique structuré non pas, comme dans le cas de l’Étatnation, autour de la relation stable entre des autorités légitimes, un territoire fixe et une population, mais autour de processus d’élaboration de politiques publiques dont la légitimité est beaucoup plus floue. Le refus des Français de ratifier le traité sur la constitution européenne lors du référendum du 29 mai 2005 illustre bien ce risque de décalage.

  1. L’européanisation des politiques publiques.
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L’une des dimensions les plus importantes aujourd’hui de la construction d’un espace européen d’action publique est l’européanisation des politiques publiques [14]. Cette formule a désigné, dans un premier temps, l’impact des politiques européennes sur les politiques nationales ou infranationales. À partir d’exemples massifs (comme les politiques en matière de concurrence ou la politique monétaire) ou plus subtils (comme les politiques de la recherche), on a pu montrer à quel point l’action publique européenne pouvait constituer un cadre plus ou moins contraignant au point d’engendrer des processus de convergence entre politiques nationales.

Mais les processus d’européanisation sont plus complexes que dans cette simple perspective top down. Claudio Radaelli a notamment mis l’accent sur le fait que l’européanisation des politiques publiques prenait plus largement la forme de « processus de construction, diffusion et institutionnalisation de règles formelles et informelles, de procédures, de paradigmes et de “styles” de politiques publiques, de “manières de faire” ainsi que de croyances partagées et de normes d’abord définies et consolidées à travers la fabrication des politiques européennes et incorporées ensuite dans la logique des discours, identités, structures politiques et politiques publiques au niveau domestique » [15]. Cette définition permet notamment d’inclure les phénomènes d’européanisation qui affectent des domaines pour lesquels l’ue n’a pas de compétence ou une compétence faible comme certaines politiques sociales par exemple qui vont être harmonisées à travers des mécanismes souples, non hiérarchiques comme la « méthode européenne de coordination » (moc) par exemple. La notion de soft law est aussi utilisée pour décrire cette action non contraignante de l’UE.

Mais on peut aller encore plus loin en prenant conscience que la constitution d’un espace européen d’action publique produit des « effets d’européanisation » bien au-delà de l’impact, même indirect, des politiques de l’Union. Dans cette perspective, l’européanisation « apparaît moins comme l’émergence d’un niveau de gouvernement supérieur au niveau national que comme un ensemble de structures d’opportunités nouvelles et évolutives dont peuvent se saisir les acteurs de l’action publique, qu’ils opèrent au niveau communautaire ou au niveau national » [16]. Dans tous les cas, les pratiques des acteurs des politiques publiques en sont profondément affectées.

II. – Politiques publiques et territoires

Le chapitre premier a montré que le concept de politique publique était indissociable de celui de sectorisation – même si toutes les politiques ne sont pas sectorielles – dans la mesure où c’est à partir d’une représentation de la société comme ensemble de secteurs que se développent la plupart des interventions publiques. Or, c’est précisément cette représentation sectorielle de la société qui semble atteindre aujourd’hui certaines limites. Cette remise en cause de la sectorialité se manifeste, en France notamment, à plusieurs niveaux. Elle prend d’abord la forme d’une perte d’efficacité des modes de négociation fondés sur la représentation corporatiste des intérêts et d’une recherche de nouvelles formes de proximité. Elle s’accompagne ensuite d’un certain renouveau des politiques locales qui, d’une certaine façon, rejoint les observations que l’on a pu faire à propos des politiques européennes.

1. La dialectique des secteurs et des territoires

Cette redécouverte de la dimension locale du politique résulte d’abord d’une prise de conscience des limites d’une approche verticale des problèmes sociaux dans plusieurs domaines importants comme la lutte contre la pauvreté, l’emploi, la sécurité, l’environnement ou l’urbanisme. Ce mouvement correspond à ce qu’Olivier Mériaux appelle « le débordement du cadre d’intervention sectoriel par les politiques territoriales » qui traduit « une volonté d’affirmation politique de chaque collectivité dans un contexte de concurrence exacerbée pour le positionnement dans l’espace des compétences partagées » [17]. Cette évolution conduit à un développement des fonctions de coordination entre les politiques sectorielles à travers des instruments et des procédures spécifiques. La question se pose de savoir si cette relocalisation des politiques publiques peut être une réponse à la crise de sectorialité.

2. De nouveaux espaces de gouvernance locale

Même si le mouvement est en réalité plus ancien, ce sont évidemment les lois de décentralisation qui représentent, en France, le point d’inflexion décisif. Au départ, la décentralisation a été conçue dans une logique conforme au modèle français traditionnel : il s’agissait de redéfinir d’en haut les compétences de l’État et des collectivités locales. Mais les choses ne se sont pas passées exactement comme prévu : « À la fin des années 1980, écrit Jean-Claude Thoenig, on s’aperçoit que le pendule est allé beaucoup plus loin : à bien des égards, les villes, régions et départements représentent un pôle fort alors que les services de l’État s’avèrent de plus en plus marginalisés ou éclatés. Le maire est à son niveau un intégrateur beaucoup plus puissant face à un État qui se présente en ordre dispersé sans moyens d’action. » [18].

La conséquence la plus importante de ce renversement prend la forme d’un fractionnement de l’agenda politique, jusque-là sous contrôle de l’administration centrale de l’État. Aujourd’hui tend à se constituer, pour chaque entité territoriale, une structure spécifique de problèmes qui vont faire l’objet de débats et déclencher la mise en place de politiques locales. Cela signifie que les élus vont définir leurs politiques non pas en fonction de la répartition des compétences prévue par les lois de décentralisation (qui est souvent transgressée), mais en fonction de l’agenda politique local. C’est ce qu’Alain Faure appelle « les grands récits du bien commun » [19] que les différents territoires « s’inventent » pour se définir un espace spécifique d’action publique.

De plus, cette montée en puissance des politiques locales n’a pas confirmé les inquiétudes qui avaient pu être émises quant à la capacité des élus locaux à mettre en œuvre des politiques publiques et les notables locaux semblent avoir plutôt bien intégré la logique de la rationalité économique et financière. Ainsi, le transfert de l’action sociale aux départements ne s’est pas accompagné d’une explosion clientéliste des aides sociales. En même temps, on voit parfois se mettre en place un début de technocratie départementale qui pourrait constituer, autour de quelques figures clefs (comme le directeur général des services administratifs du département), l’embryon d’un « milieu décisionnel local ». De leur côté, certaines régions ont mis en place de vigoureuses politiques en matière de construction de lycées, de transports express régionaux ou de recherche scientifique. Mais on sait que les régions françaises sont handicapées par la faiblesse de leurs moyens, le flou de leurs compétences et leur manque de légitimité politique si on les compare à d’autres entités territoriales comme les Länder allemands ou la communauté autonome de Catalogne.

Il reste que cette volonté des différents territoires d’élargir leur espace de compétence n’est pas toujours aussi claire. Ainsi, les importants transferts de compétence organisés en particulier par la loi du 13 août 2004 (notamment en matière d’infrastructures routières) ont suscité de nombreux conflits sur le financement des fonctions transférées qui soulignent le manque d’autonomie fiscale des collectivités locales. Plus généralement, la question posée ici est celle de la capacité des différents territoires à définir un espace politique propre au sein duquel des acteurs d’origines très diverses pourraient participer à l’élaboration d’un référentiel global-local, susceptible d’intégrer les différentes facettes des politiques locales.

3. Les changements d’échelle de l’action publique territoriale

C’est en définitive du côté des communes que l’on peut observer un début de réalisation de cet objectif qui ressemble à la quadrature du cercle : parce qu’il dispose d’une réserve de légitimité considérable, le maire est en mesure, s’il le souhaite, de combiner légitimité managériale (celle qui l’autorise à gérer sa commune comme une entreprise) et légitimité traditionnelle (celle de l’élu qui gère sa commune en « bon père de famille »).

L’observation de l’action des maires en matière de développement économique montre ainsi que celle-ci n’est jamais séparée, notamment chez les maires de petites communes, de la volonté de maintenir la cohésion du tissu social local : l’action en faveur de la réouverture de l’école et la mise en place d’une zone d’activités sont les deux faces d’une même volonté de trouver des débouchés aux « jeunes du village » afin de freiner le dépeuplement : « … le travail de l’élu, explique Alain Faure, dépasse la simple gestion technique pour s’intégrer dans un processus plus global et plus complexe de management social. S’il s’engage sur ces dossiers, le maire codifie le rôle de l’intervention publique dans le système de représentation des intérêts. » [20].

On comprend mieux, dans ces conditions, l’ambiguïté de ce « retour au local » qui semble être la marque des années 1980 [21]. Retour au local, certes, mais à un « local » très différent de celui des notables de la IIIe République. Le territoire d’aujourd’hui, celui de la décentralisation, des technopoles et des intercommunalités, est un territoire abstrait et construit par l’action d’élites locales intermédiaires mettant en œuvre des politiques publiques régionales, départementales et communales et, de plus en plus, intercommunales. La cohérence de cet espace constitué de multiples réseaux économiques, institutionnels, corporatistes ou associatifs est problématique : elle doit être construite, médiatisée [22].

On rejoint ici les travaux de Patrick Le Galès sur la gouvernance urbaine. Soulignant d’abord que, même si les villes européennes semblent avoir été « absorbées » dans le triomphe de l’État-nation, il montre qu’elles sont restées des lieux d’influence sociale, économique et politique suffisamment puissants pour développer aujourd’hui de nouvelles formes d’autonomie fondées sur une capacité à mettre en place des formes spécifiques d’intégration sociale. Cela signifie que, dans le contexte de globalisation et d’intégration européenne qui transforme la place et le rôle des États-nations, les villes (et d’autres formes territoriales comme les régions [23] ) apparaissent comme des lieux stratégiques où vont se jouer de nouveaux compromis entre l’intégration sociale, la culture et le développement économique (sans oublier le rapport à l’environnement) à partir de la définition de nouvelles formes de territorialisation. Plus généralement, ces différents territoires peuvent être analysés comme un enchevêtrement d’acteurs agissant en fonction de logiques différentes (économiques, sociales, culturelles, politiques), mobilisant des ressources de différente nature et dont l’interaction peut déboucher sur la formation d’« acteurs collectifs » construits autour de formes spécifiques de « gouvernance urbaine » [24].

Ainsi, comme l’écrit Anne-Cécile Douillet : « À côté des normes et des programmes d’action publique élaborés à l’échelle nationale, il existe aussi des politiques publiques qui s’inscrivent dans d’autres cadres territoriaux, régionaux, départementaux, communaux, intercommunaux… Ces nouveaux cadres territoriaux peuvent provoquer, dans certains cas, la redéfinition des secteurs d’intervention ; ils ont aussi multiplié les participants à bon nombre de scènes de décision publique et sont à l’origine de nouveaux enjeux d’action publique liés en particulier à des positionnements concurrentiels et des stratégies de démarcation ou, au contraire, à la mise en place de coopérations institutionnelles autour de problèmes partagés. » [25]. On comprend dès lors la prime dont bénéficieront les acteurs multipositionnés du point de vue de leur capacité à mettre en œuvre cette dimension stratégique du changement d’échelle.

Ces nouvelles formes de gouvernance territoriale ne signifient donc pas la « fin » de l’État ni celle des politiques sectorielles. Mais ce jeu de plus en plus sophistiqué des changements d’échelle [26] de l’action publique contribue à la complexification croissante des modes de régulation de sociétés elles-mêmes de plus en plus complexes. En effet, si les processus de changement d’échelle peuvent ouvrir des espaces de jeu, ils s’imposent aussi aux acteurs comme une contrainte, dans la mesure où ils correspondent à une modification de la règle du jeu. Le changement de niveau conduit à des transferts de compétences plus ou moins voulus ou souhaités, à l’imposition de nouveaux cadres d’action et de nouvelles procédures. Les débats autour des lois de décentralisation et notamment du transfert aux collectivités locales de nouvelles compétences en sont une bonne illustration.

III. – La question de l’efficacité des politiques publiques

Le troisième changement est étroitement lié aux deux précédents, dans la mesure où il en constitue à la fois l’un des moteurs et l’une des conséquences principales : il s’agit de la transformation des conceptions dominantes de l’action publique et du rôle de l’État dans les sociétés occidentales. Conformément au schéma développé au chapitre III, cette évolution est en phase avec les évolutions du changement du référentiel global : référentiel de la performance publique puis référentiel de l’efficacité globale.

1. De nouvelles exigences d’efficacité

Au-delà de la transformation du contenu des différentes politiques, sur fond de résistance des agents concernés, on voit bien se profiler un changement de la représentation dominante du rôle de l’État dans la société et de son fonctionnement.

L’idée de reprendre dans le secteur public les méthodes de gestion utilisées jusque-là dans les entreprises n’est pas nouvelle, comme le montrent les tentatives de Taylor, Fayol ou Max Weber. Mais tout le monde s’accorde pour considérer que le souci de l’efficacité de l’État se développe véritablement à la fin des années 1960 avec le concept de « rationalisation des choix budgétaires » (rcb) issu du planning, programming, budgeting system (ppbs) mis en place aux États-Unis notamment au ministère de la Défense sous McNamara. C’est à partir de ce creuset intellectuel que se développe dans les années 1980 la thématique de la modernisation administrative. Henri Oberdorff montre ainsi comment la « nécessité » de cette modernisation, qui rejoint la réflexion traditionnelle sur les « pesanteurs bureaucratiques », est remise à l’ordre du jour par la perception de nouvelles contraintes : nouvelles demandes des usagers de l’administration qui vont de plus en plus se définir comme des « clients » de l’administration (même si ce terme est souvent utilisé de manière métaphorique), crise de l’État providence, contraintes liées à l’intensification de la compétition internationale, contraintes liées à l’intégration européenne [27]. La perception croissante de ces contraintes illustre ainsi la montée en puissance du référentiel de la performance publique.

La réforme de l’État devient ainsi en elle-même un objet de politique publique, illustration de l’émergence d’un « souci de soi de l’État » [28]. Ce débat sur l’application à l’administration des « techniques du privé » n’est évidemment pas propre à la France et correspond à la diffusion internationale du New Public Management [29]. Ce courant de pensée vise à reformuler les bases du management public en mettant notamment l’accent sur l’introduction au sein de l’administration de « recettes » du privé comme la recherche d’une plus grande flexibilité, la responsabilisation des fonctionnaires (accountability), l’externalisation de certaines fonctions par la privatisation, la création d’établissements publics ou d’agences spécialisées… C’est cette volonté que traduit en France la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances (lolf) qui organise désormais la discussion budgétaire autour de missions déclinées elles-mêmes en programmes qui doivent permettre de mieux mesurer les performances de l’État.

Plus généralement, on observe une transformation progressive des cadres de pensée de l’action publique. Marleen Brans et Diederick Vancoppenolle distinguent ainsi cinq thèmes sur l’agenda de la réforme des modes de policy making : la mise en place de stratégies pour mieux identifier les objectifs des politiques, le renforcement des moyens de coordination entre politiques, la dépendance toujours plus forte par rapport à la qualité de l’information, l’importance croissante de la fonction d’évaluation et la nécessaire implication de la société civile dans le processus politique [30]. On insistera ici particulièrement sur les deux dernières dimensions.

En effet, l’un des enjeux les plus symboliques de la modernisation administrative est sans doute la mise en place de procédures d’évaluation des politiques publiques même si ces dernières n’ont pas toujours permis d’obtenir les résultats recherchés. Selon Jean Leca, l’évaluation est « l’activité de rassemblement, d’analyse et d’interprétation de l’information concernant la mise en œuvre et l’impact de mesures visant à agir sur une situation sociale, ainsi que la préparation de mesures nouvelles » [31]. L’évaluation recouvre donc des pratiques et une théorie plus larges que les notions d’audit ou de contrôle de gestion parce qu’elle ne porte pas seulement sur le fonctionnement interne des organisations publiques, mais cherche à apprécier les effets de l’action publique [32] en termes de modification de l’environnement (conduites et perceptions des acteurs) : « L’évaluation d’une politique publique procède au test empirique de la validité du modèle de causalité qui la sous-tend. L’analyse porte dès lors tant sur la pertinence de cette “théorie de l’action” que sur le degré de son application pratique. » [33].

Ce développement des procédures d’évaluation se retrouve dans tous les pays industrialisés sous des formes qui peuvent être à la fois différentes et évolutives [34]. En France, c’est sous le gouvernement Rocard que l’évaluation prend véritablement son essor, avec la mise en place de dispositifs d’évaluation propres aux nouvelles politiques qui marquent cette période : politique du revenu minimum d’insertion (rmi), politique de la ville…

Quant à la question de la participation des citoyens à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques, il ne s’agit pas non plus, bien entendu, d’une préoccupation nouvelle. Les débats sur la question de la démocratie participative [35] ont pris une importance centrale dans un contexte de prise de conscience des limites de l’action publique. Mais le transfert croissant des méthodes de gestion privée dans l’administration et le recentrage croissant des objectifs des politiques publiques autour des notions d’efficience ont un effet de plus en plus marqué sur les formes de la relation entre l’État et les citoyens : « Le citoyen est vu comme électeur, contribuable, client et consommateur de services. La montée du consumérisme et le repli du “paternalisme” mènent directement aux consommateur et client exigeants. » [36]. C’est donc bien une fois encore, la question de la place des politiques publiques dans le fonctionnement des démocraties représentatives qui est posée ici.

2. Les limites de l’action publique

En effet, cette exigence d’efficacité, paradoxalement, s’accentue alors même que l’on prend conscience des obstacles qui limitent la capacité des politiques publiques à agir sur la société. On soulignera ici deux de ces limites principales.

  1. A) La première est liée à la dimension sectorielle de l’action publique. – Même si dans la littérature, notamment américaine, une politique se définit d’abord comme le traitement d’un « problème » par les autorités gouvernementales, les politiques publiques sont aussi, la plupart du temps, une forme d’institutionnalisation de la division du travail gouvernemental. Chaque politique (agricole, sociale, de la santé, de l’enseignement, de la défense, etc.) tend ainsi à s’inscrire dans un secteur de la société, et l’organisation du champ scientifique tend d’ailleurs à reproduire ce découpage, puisque l’on aura des spécialistes des politiques sociales, des politiques de défense ou des politiques agricoles. Du point de vue de l’analyse de l’action publique, toute politique pu- blique correspond donc à une opération de découpage du réel à travers laquelle va être identifiée et « formatée » la substance des problèmes à traiter (les questions de sécurité, les relations avec l’extérieur, les problèmes liés à la pauvreté, etc.) ou la nature des populations concernées (les agriculteurs, les femmes, les fumeurs, les artisans, les pays du Sud, etc.), les deux pouvant évidemment se recouper. Sous cet angle, un secteur est constitué par un ensemble de problèmes associés de manière plus ou moins institutionnalisée à certaines populations.
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On voit bien, dans ces conditions, que s’établit une relation dialectique ou circulaire entre politique publique et secteur d’intervention. D’un côté, le secteur est constitué comme un « donné » qui va déterminer les contours de la politique publique correspondante. En même temps, toute politique publique contribue à formater la structure et les frontières du secteur qu’elle se donne pour cible – d’une certaine façon, on peut dire que c’est même l’objet de la politique. Les « frontières » du secteur ainsi que la définition des activités qui en font partie constituent un enjeu pour les différentes catégories d’acteurs qui participent à la définition et à la mise en œuvre de la politique considérée : dans quelle mesure l’enseignement supérieur doit-il être intégré dans le secteur de l’éducation ? Les tâches de maintien de l’ordre ou de lutte contre le terrorisme font-elles partie des missions de l’armée ? Quelle est la place des actions de prévention dans les politiques de santé ? Tous ces débats sont au cœur des processus de policy making, avec notamment une traduction très concrète dans la nomenclature budgétaire, les affectations de crédits et l’organisation des services.

La question qui se pose alors est celle de savoir si les politiques publiques sont « condamnées » à n’être que sectorielles. Il est en effet très difficile d’échapper à une logique de sectorisation dans la définition des programmes d’action publique. Expression de la division du travail gouvernemental, la sectorisation est liée au fait que la constitution de savoirs adéquats (c’est-à-dire supposés efficaces) à propos d’un problème passe par la mobilisation d’experts, eux-mêmes spécialisés, qui revendiquent nécessairement un monopole du discours légitime dans le domaine concerné et l’exclusion des experts concurrents. Ces monopoles d’expertise se traduisent par une forme de spécialisation institutionnelle qui exprime l’état des rapports d’hégémonie (ou de leadership) dans le secteur. La sectorisation est donc l’une des conditions de l’efficacité de l’action publique.

Mais l’action publique se trouve alors confrontée à un paradoxe redoutable, dans la mesure où les problèmes qu’elle doit traiter sont souvent multiformes, multicausaux et renvoient toujours à une logique de causalité systémique qui transgresse les spécialisations : tout se passe comme si, d’un côté, l’action publique ne pouvait pas échapper à la sectorisation pour mettre en œuvre des savoirs et des savoir-faire efficaces, alors que, d’un autre côté, elle s’interdisait par là même de prendre en compte le caractère global des problèmes. Les exemples de la pauvreté, du chômage, de l’insécurité, de l’environnement, de la place des femmes dans la société, etc., illustrent ce dilemme. Condition de l’efficacité des politiques publiques, la sectorisation en constitue aussi l’une de leurs principales limites.

Pour y faire face, les responsables gouvernementaux doivent tenter de faire collaborer les acteurs de différents secteurs. C’est le cas, par exemple, des politiques de prévention de la délinquance pour lesquelles vont collaborer des responsables de la police, de l’éducation, de l’action sociale, du développement économique, etc. C’est aussi le cas des politiques d’égalité homme-femme (avec le gender mainstreaming [37] ) ou des politiques de modernisation de l’État. Il faut bien reconnaître que l’efficacité de ces tentatives est très aléatoire, en raison même des mécanismes qui encouragent la sectorisation de l’action publique. En effet, elles heurtent de front le référentiel professionnel des acteurs concernés (« les policiers ne sont pas là pour faire de l’animation de quartier »), et peuvent conduire à la dilution et à l’affaiblissement de l’action publique qui n’est plus portée par un groupe d’acteurs bien identifié. Il reste que, dans le cadre du référentiel de l’efficacité globale évoqué plus haut, la question de la désectorisation de l’action publique est plus que jamais à l’ordre du jour.

  1. B) La seconde limite, plus profonde, plus « structurelle » encore, concerne la difficulté, pour les politiques publiques, à pénétrer la sphère de l’intimité où se construit une bonne partie des rapports sociaux. On rejoint là l’interrogation de Pierre Favre : « qui gouverne quand personne ne gouverne ? […] Qui gouverne les flux démographiques, la mobilité intergénérationnelle, les attirances religieuses, la production symbolique ? » [38]. On peut ajouter d’autres exemples : avec quels instruments peut-on encourager l’esprit d’entreprise ? Comment agir sur les comportements incivils ? Et peut-on vraiment « gouverner » les rapports sociaux de sexe ?

Il ne s’agit pas de prétendre que l’action publique n’est pas en mesure d’influencer les comportements et les microdécisions des citoyens. Mais comment évaluer l’efficacité des instruments de politique publique dans ces domaines ? Les politiques de lutte contre l’insécurité routière en sont un bon exemple : comment être sûr que le changement de comportement des automobilistes est lié à la mise en place des radars ? De ce point de vue, les politiques visant à réduire les inégalités entre les femmes et les hommes, où celle ayant pour objet la réduction du nombre des ivg, sont emblématiques de cette impuissance de l’action publique. Les instruments de politique publique n’existent pas (pas encore ?) pour transformer l’intimité des relations entre les hommes et les femmes, le regard que chacun ou chacune porte sur l’autre et sur soi-même ou sur son rapport à l’espace public. C’est bien la capacité des politiques publiques à agir sur les fondements mêmes de l’ordre social qui est ici interrogée.

Notes

  • A. Smith, Le gouvernement de l’Union européenne. Une sociologie politique, Paris, LGDJ, 2e éd., 2010 ; S. Saurugger, Théories et concepts de l’intégration européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2010.
  • Jacquot et C. Woll, Les usages de l’Europe. Acteurs et transformations européennes, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 2004.
  • H. Wallace, M. A. Pollack, A. R. Young, (dir.), Policy-Making in the European Union, Oxford University Press, 2010, 8e éd.
  • Voir par ex. L. Mandin, B. Palier, « L’Europe et les politiques sociales : vers une harmonisation cognitive des réponses nationales », dans C. Lequesne, Y. Surel (dir.), L’intégration européenne entre émergence institutionnelle et recomposition de l’État, Paris, Presses de Sciences Po, 2004.
  • Sur l’impact de l’UE dans les différents domaines d’action publique, cf. O. Borraz, V. Guiraudon (dir.), Politiques publiques. la France dans la gouvernance européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
  • « Les groupes d’intérêt et l’Union européenne », Politique européenne, printemps 2002, no 7. Plus généralement : E. Grossman, S. Saurugger, Les groupes d’intérêt. Action collective et stratégies de représentation, Paris, Armand Colin, 2012, 2e éd.
  • Balme, D. Chabanet, « Action collective et gouvernance de l’Union européenne » dans R. Balme, D. Chabanet, V. Wright (dir.), L’action collective en Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 2002, p. 107.
  • -L. Quermonne, Le Système politique de l’Union européenne, Paris, Montchrestien, 2010, 8e éd. [9] Ch. Lequesne, L’Europe bleue, Paris, Presses de Sciences Po, 2000.
  • Joana, A. Smith, Les commissaires européens, technocrates, diplomates ou politiques ?, Paris,Presses de Sciences Po, 2002.
  • Smith, Le Gouvernement de l’Union européenne. Une sociologie politique, op. cit.
  • Costa, P. Magnette (dir.), Une Europe des élites ? Réflexions sur la fracture démocratique del’Union européenne, Éditions de l’université de Bruxelles, 2007.
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  • Sur cette question, voir B. Palier, Y. Surel et al., L’Europe en action, l’européanisation dans uneperspective comparée, Paris, L’Harmattan, 2007.
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  • Il s’agit d’une stratégie visant à intégrer de manière non sectorielle la question de l’égalité entreles femmes et les hommes à l’ensemble des politiques publiques. Cf. S. Jacquot, « La fin d’une politique d’exception : l’émergence du gender mainstreaming et la normalisation de la politique communautaire d’égalité entre les femmes et les hommes », op. cit., p. 258.
  • Favre, « Qui gouverne quand personne ne gouverne ? » dans P. Favre et al., Être gouverné,Presses de Sciences Po, 2003, p. 266.

Conclusion

Politiques publiques et citoyenneté

L’analyse des politiques publiques permet de porter un nouveau regard sur le politique. S’agissant de la France, elle conduit notamment à s’interroger sur la pérennité de ce que l’on peut appeler le modèle français de politiques publiques fondé sur la concentration de l’expertise technique légitime au sein de l’État, le contrôle de l’agenda politique par l’élite politico-administrative, le rôle moteur de l’administration dans le développement économique et la fragmentation des systèmes de représentation dans une logique sectorielle.

Ce modèle d’action publique a permis à la France de combler le retard qu’elle avait accumulé dans la première moitié du xxe siècle. Au cours des années d’expansion de l’après-guerre, l’élite politicoadministrative est parvenue à faire accepter sa vision du monde – fondée sur le rôle central de l’État dans le développement économique. C’est cette vision globale, porteuse de cohérence dans l’action de l’État et la conduite des politiques gouvernementales, qui est remise en cause aujourd’hui. La montée en puissance de l’Union européenne et l’intégration de la France dans un système économique mondialisé débouchent sur une crise de la centralité de l’État qui affaiblit la capacité de l’élite politico-administrative à maîtriser le processus d’élaboration des politiques publiques.

Parallèlement, on constate un essoufflement des formes de représentation traditionnelles (syndicales ou professionnelles) dans la mesure où les principaux problèmes (délinquance, pauvreté, chômage, exclusion, environnement) ne relèvent plus d’une logique de découpage sectoriel. Cette crise de médiation débouche sur une profonde transformation de l’espace public, entendu à la fois comme lieu de production du sens et comme lieu d’expression des intérêts sociaux en même temps qu’à l’émergence de nouveaux rapports entre l’individu et l’action collective.

Elle doit surtout conduire à réfléchir sur la fonction politique aujourd’hui et notamment au découplage croissant entre la fonction d’élaboration des politiques pu- bliques (policies) et la fonction de représentation politique (politics). Dans le cadre de ce que nous avons appelé le référentiel de l’efficacité globale, les exigences auxquelles doit désormais répondre l’action publique pour faire face à des enjeux de plus en plus complexes et de plus en plus globalisés entrent en contradiction avec la formulation de recettes simples susceptibles d’alimenter le débat public. Entre les contraintes liées au contexte extérieur qui déterminent de plus en plus clairement le contenu des politiques publiques et les demandes de nouvelles formes de participation politique formulées par les citoyens, les responsables politiques devront trouver de nouveaux modes de transaction sous peine de voir se développer les différentes formes de populisme porteuses de visions du monde à la fois simplistes et dangereuses.

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